Quelle parole pour quelle action en temps d’inculture programmée et de pathologisation de la pensée critique ?
Il est littéralement et ontologiquement inacceptable de parler d'êtres humains, de sujets libres et juridiques, ou de sujets de droit, en en parlant sous la forme d'éléments de séries génétiques, générationnelles, à la façon de Mendel : certains français seraient de deuxième, de troisième ou de énième génération, comme si ces personnes humaines étaient alors des petits pois inassimilables ou des monades substantialisées, irréfragables dans et par l'histoire, déshumanisées et sans subjectivité autre que celle du regard les réifiant dans une "génération". Il y a dans cette logique discursive une anthropologie du génétique et une biopolitique du refus d'historicité qui confèrent à ce type de "discours" une allure hygiéniste, objectiviste, scientiste, comme si l'être de ces "souches" appartenait de facto à une essence non miscible avec les déterminations socio-historiques qui donnent et composent les formes réelles, concrètes de nos libertés et de nos existences.
Il y a actuellement, de la part des "professionnels" du discours public, des cristallisations assassines dans le fait de parler sans bien mesurer la symbolique des concepts qui habitent (dans) la langue de façon intriquée et qu'il faut sans cesse redéfinir (sens du travail de l'intellectuel, en partie), à chaque prise de parole, pour éviter les pièges du langage et les facilités de représentation(s) induites trop souvent par une absence de souci de ce que veut dire parler et de ce qu'exige la rigueur dans l'exercice appliquée de la pensée, quand elle veut exprimer autre chose que la partialité des opinions emprisonnées dans l'impatience de leur limite.
Si le silence fait entendre le bruissement des paroles possibles, il est clair qu'une pensée juste, humble, singulière, ouvre l'esprit vers l'absence de tout discours : la voix de celles et ceux qu'on n'entend que trop rarement, sinon jamais, à force de les recouvrir de mots qui les invisibilisent en les habillant de signifiants rigides comme des taxinomies décalées, inventant du même coup leur réalité "vraie" pour mieux posséder leur vie irréductible au langage de la tribu. Faut-il le redire : parler, écrire, penser, relève de l'éthique ou de l'art de faire advenir des chemins pour sortir, peut-être, de la confusion obscurantiste qui mène au refus de vivre et aux impasses de la nuit prolongée qu'est la destitution de la parole dans la "communication".
D'un autre côté, la banalité des communions communicationnelles où les belles âmes cherchent par la complaisance l'accord sans dialogue dévoie le lien politique dans le piège de la reconnaissance et de l'allégeance qui mène au binarisme (pour ou contre, avec ou contre, ami/ennemi, etc.) des déclarations généreuses mais sans courage autre que celui de la répétition formelle de l'intention de bien faire sans jamais faire. Il y a là un risque analogue à celui des anthropologies du "petit pois" : recouvrir la politique, qui gère les apories du vivre-ensemble par les inventions de la souveraineté ou du Droit, par la morale et les ferveurs enthousiastes.
"La beauté sans force hait l'entendement" (Hegel)
"La beauté sans force hait l'entendement" (Hegel) : la ferveur n'aime pas l'exercice consistant à penser autrement qu'on ne pense car elle se complait à demeurer dans la chaude fermentation de son narcissisme trop pur pour être soumis à l'appréciation du jugement et à l'épreuve de l'argumentation.
Ré-apprendre les noces de la pensée et de la parole est en soi une tâche qui donne une dignité au fait de (re-) devenir un intellectuel en situation, ou spécifique, aujourd'hui, malgré le bruit et la fureur.
Salim Mokaddem
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