La postmodernité, qui met fin aux grands récits mythiques et aux grandes illusions, est à la fois «bavarde et muette». De Kant à nos jours, le postmoderne est condamné, face à la mort de la métaphysique, «à ressasser son impuissance à dire le tout des choses».
On a coutume de penser que le postmodernisme est un mouvement d’idées issu du nihilisme contemporain, qu’on attribue, entre autres penseurs, à l’œuvre critique, à la fois généalogique et archéologique, de Nietzsche [1] et de la fin de la métaphysique de la transcendance (la mort de Dieu et des valeurs que portent toute théologie comme métaphysique du sensible et de l’intelligence). En ce sens, on peut dater, dans une périodisation plus précise, la naissance de la postmodernité au moment même où la théologie comme science est invalidée par le projet kantien de la critique de la raison dans tous les domaines où elle s’aventurait depuis Platon et Aristote jusqu’aux philosophes des Lumières.
En effet, le projet de la Critique de la raison pure (1781) n’est pas tant d’analyser les conditions de la production et de la validité des connaissances à l’aune de l’expérience et du paradigme scientifique – notamment de la physique expérimentale newtonienne – que de limiter les prétentions dogmatiques de l’Idée de la raison pure à vouloir connaître l’en soi, les noumènes, les choses vraies du monde tel qu’il est par-delà et derrière les sens, le phénomène de son apparaître, de son Erscheinung, de son être perceptible. Kant invalide donc de façon définitive le projet de toute métaphysique se voulant science par le fait que, d’une part, nous ne pouvons sortir des phénomènes pour penser les choses en soi et que, d’autre part, la raison ne nous donne que la version phénoménale, pour nous, des choses, non pas telles qu’elles sont en soi, mais telles qu’elles nous apparaissent pour nous, sans gage de leur vérité ontologique. La transcendance nous est interdite dans le monde théorique, excepté, et ce n’est pas un mince domaine, dans le domaine pratique (Critique de la raison pratique, 1787).
Nous ne pouvons ni connaître le Monde dans sa totalité, l’âme dans sa subjectivité libre, le temps et l’espace, car nous ne pouvons avoir aucune expérience de l’Un, du Tout, de la liberté, du temps ailleurs que dans la saisie catégorielle des concepts purs de l’entendement qui ne sont que la forme limitée et finie de notre rapport sensible et intelligible au monde empirique et transcendantal qui conditionne nos expériences et les délimitent. Autrement dit, notre subjectivité et la constitution de notre science [2] ne nous permettent pas de sortir du conditionné pour aller à l’inconditionné. Et Kant prétend que sortir du sensible pour prétendre à une connaissance par idée pure serait faire comme la colombe qui pense qu’elle volerait mieux dans le vide, sans la résistance de l’air, oubliant que le vide l’asphyxierait et qu’elle ne pourrait pas voler du tout, n’ayant alors aucune résistance de l’air pour appuyer son envol…
La fin des grands récits mythiques et des grandes illusions
Précisons que tous les postkantiens essaieront – Hegel, Schelling et Fichte, chacun à leur façon – de contredire le criticisme kantien et de faire de la philosophie une science de l’absolu ou une métaphysique de la vérité. Il n’en reste pas moins que les prétentions de la raison sont par et dans le kantisme limitées à l’action morale et à l’activité éthico-esthétique. On peut déjà penser avec Kant la fin de la modernité comme projet ambitieux et total des Lumières : si se servir de son entendement pour penser et se libérer de la superstition, du dogmatisme, de l’obscurantisme passe par une audace intellectuelle (penser par soi-même et sans tuteur autre que la raison pure), alors cette liberté doit déboucher sur autre chose que la science théorique de l’être ou des choses du monde, mais sur la transformation éthique et pratique par la volonté du monde sensible guidée par l’idéal de la raison pure. Le criticisme n’est donc pas un relativisme sceptique total : il limite le savoir pour laisser entière la foi en l’acte fondé sur l’Idée du juste, du beau, du bien. C’est le sens de la conclusion de la Critique de la raison pure et des ouvrages qui suivront sa parution, jusqu’à la remise en question de la religion qui doit être contenue dans les limites de la simple raison pour éviter les délires et les enthousiasmes dogmatiques préjudiciables aux libertés des peuples et aux sciences elles-mêmes, selon Kant [3].
Cela veut dire que le postmodernisme, comme le pense Jean-François Lyotard (Lacondition post-moderne, 1975) met fin aux grands récits mythiques, aux grandes illusions, aux finalités théologiques ou aux téléologies transcendantes, fussent-elles celles de l’histoire et de son progrès dans le temps, comme celles du scientisme et de l’humanisme comme philosophies de l’histoire. Il n’y a plus de continuum dans la production des savoirs, et il n’y a pas plus de Sens planant au-dessus des hommes et de leurs histoires. Dieu n’est pas le juge car il est une production historique de l’ignorance des hommes. On voit par-là que Spinoza (Ethique, 1677) ou d’autres auteurs, comme Machiavel (Le Prince, 1532,) La Mettrie (L’Homme-machine, 1748), chacun à sa manière, peuvent être considérés comme postmoderne dans la mesure où ils refusent de penser qu’il existe une transcendance, une logique des apparences, une réalité ultime et métaphysique qui permettrait de rendre compte des effets du présent par un arrière-monde et de comprendre les apparences de l’histoire des sciences, des politiques, des cultures, comme étant la réalisation d’un grand dessein tracé et caché aux yeux des mortels par un grand architecte de l’Univers, omniscient, omnipotent, providentiel. Le monde est une série discontinue de connaissances en archipel, pour parler comme Edouard Glissant, ou une série d’illusions plus ou moins bien reliées entre elles par le génie théorique des intellectuels et des savants.
Le postmodernisme face à sa propre impuissance
On peut donc légitimement s’interroger sur ce que signifie pour nous la postmodernité, et ce qu’elle implique pour notre quotidien et pour nos libertés. Et enfin réfléchir sur les significations philosophiques et sur les politiques des sciences aujourd’hui pour donner du sens à ce relatif non-sens qu’est le monde rendu opaque du fait de l’accroissement de notre lucidité et de nos savoirs. Car il est certain que la raison aussi n’échappe pas à cette déconstruction des savoirs, des connaissances, des raisons par le nihilisme de la postmodernité : en récusant la notion de sens général ou global, elle entraîne avec elle une figure de la rationalité, et non la moindre. La mathesis universalis, la raison de l’Un, du Tout, du Sens, remises en question dans ses légitimités épistémologiques, fait de toute explication un système, au sens faible, qui a ses déraisons et ses fragilités internes, étant issue de la finitude qui lui donne contingence et singularité dans son apparition historique.
Le postmodernisme est donc une attitude de pensée qui consiste principalement à refuser que l’absolu (en art, en science, en philosophie) soit une substance, un but, une idée, une réalité autre que culturelle, produite par l’histoire des pratiques humaines. En fait, c’est donc un relativisme qui dissout la notion de vérité dans le chaos hasardeux de la logique des connaissances. Cela ne veut pas dire que les savoirs n’obéissent pas à des lois épistémologiques précises ou que la nécessité ne soit pas requise pour comprendre les problèmes scientifiques ou les questionnements philosophiques. Il y a une logique des vérités, une chaîne conséquente et déterminante dans l’enchainement et la production des savoirs dans l’histoire. Seulement, ces productions ou ses histoires n’ont pas leur cause dans un au-delà du monde, ou dans une intention divine ou dans une providence permettant de réaliser une théodicée ou un plan divin ou une logique de l’absolu se réalisant dans le temps. Ce modèle de parousie ou de réalisation eschatologique est déterminé par une rationalité téléologique qui relève du champ religieux : notre esprit, notre logique, notre rationalité ont été déterminé par des schèmes providentiels et théologiques qui nous font voir des intentions dans les faits historiques et penser des causes premières cachées derrière les apparences du monde.
L’idée même de monde renvoie à une unité cosmologique qui relève plus de l’imagination que de la raison expérimentale. D’où le fait que l’art, et principalement, la production imaginaire et virtuelle de l’art, vaut autant que la science la plus rigoureuse et la plus ordonnée. Le monde n’est qu’ensemble d’apparences et collections de faits sans cause autres que les volontés des humains ; il ne faut pas chercher de cause première ou dernière à sa production. Le hasard et la nécessité en font ce qu’il est sans qu’il soit besoin de recourir à une métaphysique des causes premières ou des essences. Fondamentalement, la postmodernité est la relégation du monde platonicien dans le monde des illusions et des chimères ; on peut ici parler d’un matérialisme anthropocentrique dans le cadre de l’analyse des connaissances scientifiques par la postmodernité[4]. C’est pourquoi le postmodernisme est fondamentalement tragique et quelque peu contradictoire dans la mesure où il exprime dans le temps les vanités de toutes les constructions savantes des sciences et des philosophies, comme dans le roman de Hermann Broch, Les somnambules ou La mort de Virgile, et, par ailleurs, qu’il échoue à formuler une théorie générale de son réquisit puisqu’il réfute par principe le récit historique, la grande histoire, l’idée illusoire de système ou de continuité historique. La postmodernité est donc condamnée à ressasser son impuissance à dire le tout des choses et à user à satiété, jusqu’à en faire un procédé stylistique et philosophique, de la discontinuité, du fragment, de l’inachevé, de l’imperfection de la particularité ou de la singularité insubsumable de l’œuvre dans une totalité qui lui donnerait son sens. Le postmoderne répète donc son impuissance jusque dans le geste qui lui fait refuser une théorisation de son impuissance. Entre la symbolisation et la théorie apophantique de la non affirmation de la théorie, le postmoderne est condamné à vivre au présent l’impuissance de le penser de façon totale, réfléchie, autrement que sous la forme singulière d’un prisme ou d’un fragment d’une ontologie impossible à fonder ou à constituer afin de ne pas reproduire une métaphysique du sens, fût-elle du non-sens.
Esthétique du postmodernisme
De fait, le postmodernisme a trouvé son débouché dans les arts (littérature, architecture, peinture, cinéma) et dans les sciences humaines, mais, aussi, dans un certain positivisme qui consiste à refuser une interprétation générale ou universalisante des phénomènes. Ainsi, une théorie générale des signes (qui fut le projet de la linguistique saussurienne comme sémiotique) ne sera plus que régionale. Car l’esthétisme de la relique, de la partie, du fragment, récusant la totalité ou la vision holistique de la vie, de l’histoire, de l’humanité, se réalisera pleinement dans les arts, les modes (vêtements déstructurés, sociologie des tribus ou des affiliations, microanalyses se refusant à la généralisation ou à l’universalisation), les esthétismes du métissage ou de l’hybridation, comme dans la world music ou le recours à l’ethnique ou aux cultures traditionnels, passées, comme rappel dans le présent de ce qui n’a plus cours et qui, de ce fait, prend alors valeur de rappel ou de mode vintage.
Mais il ne faudrait pas croire que seules les disciplines artistiques ou des sciences humaines soient touchées par ce phénomène de déliquescence de l’absolu ou de la métaphysique des grands récits, pour parler comme Lyotard. En effet, la modernité posait que l’actualité, le présent, le moment vécu par l’actuel était la somme des sciences, des connaissances, des théories et des pratiques passées. La modernité, qu’on retrouve par exemple dans l’attitude du dandy Baudelaire, ou dans les avant-gardes (artistiques, politiques, philosophiques, scientifiques), se pense comme vérité conclusive des sagesses et des savoirs du passé condensé dans le présent, dans la conscience de soi du présent qui se sait bénéficiaire des œuvres du passé et comme, pour reprendre la métaphore de Pascal, juchée sur les épaules des géants du passé. Baudelaire, dans son poème, «Phares», parlera des prédécesseurs comme des découvreurs héroïques qui permettent au poète et aux avant-gardes de la modernité de se penser comme le réceptacle et le récipiendaire des laborieux efforts faits dans le passé par tous les grands hommes de l’histoire. La modernité est cette conscience aigüe du caractère historique et destinal du passé pour le présent, dans le présent, par le présent. C’est pour cela qu’elle se pense comme unique, définitive, irréversible et issue d’un changement qualitatif qui lui confère une certaine position dialectique de surplomb historique et réflexif autorisant une vision synoptique des faits du passé.
Bavarde et muette
Dans ce contexte, la postmodernité met fin à une vision inchoative de l’histoire et du temps ; elle achève le parcours ou l’odyssée de la conscience dans l’histoire occidentale. C’est le sens de La phénoménologie de l’Esprit de Hegel (1806), qui met fin au criticisme, en actualisant l’idée que l’absolu se réalise dans le temps et que le présent est le concept, la vérité, le savoir absolu de soi prenant conscience de soi-même dans son autre comme étant une figure, un moment de la constitution de son Soi dans et par le temps. L’humanité se sachant mortelle et seule détentrice de sa vérité, elle ne peut plus penser le passé comme reproductible et le future comme une altérité profonde ou un horizon d’attente, à moins d’instituer une façon religieuse de penser le monde, et donc en répétant les erreurs et les illusions dogmatiques de la métaphysique et de la théologie d’avant les modernes. Est moderne ce qui permet de penser le passé comme constitutif du présent, et, est postmoderne ce qui relève alors de l’impossibilité de sortir du présent de cette prise de conscience de l’achèvement de la métaphysique dans la finitude du Soi se pensant – dans l’histoire de ses œuvres et de son parcours historique – comme achevé dans son historicité même.
La postmodernité sait son devenir comme répétition de son passé, commentaires de commentaires ou exégèse infinie de son devenir présent à soi (d’où son allure et son style mélancolique) et sait aussi qu’elle ne peut boucler, finir, achever, un programme qu’elle s’interdit de synthétiser ou de globaliser car elle retomberait dans le mythe rationnel du Grand récit (religieux, métaphysique, politique, historique). Il y a une aporie de cette postmodernité, à la fois bavarde, car condamnée à se répéter, et aussi muette, car n’avançant rien d’autre que ce que la mort de dieu et le nihilisme du XIXème siècle avait posé dans son tragique pessimisme, à savoir que l’être est une illusion du discours et le savoir, l’expression d’un désir de maîtrise du temps qui se heure à la finitude et à la mort de l’homme.
Profondément replié sur lui-même, cet humanisme du dernier homme et de la dernière pensée, empreinte d’un hégélianisme sans relève, sans possibilité d’ouverture sur un Autre ou vers un ailleurs autre que la répétition oublieuse et sysiphéenne de l’absurde, ne pourra plus se penser désormais que comme anti-humanisme ou posthumanisme, ou encore, errance dans les fictions théoriques considérées comme des biographies possibles de l’Occident, mort à soi au moment où il prenait conscience de sa toute et vaine puissance sur le monde. Acosmie et anomie ne signifient pas pour autant que la puissance du rien, du nihil, et ses déconstructions incessantes, ne soient pas des dangers pour l’exercice d’une raison libérée de ses tuteurs et des cadres onto-théologiques qui la maintenaient sous une tutelle justement annihilatrice de ses puissances. Nous devons alors nous interroger sur le sens de ce nihil et ses conséquences sur notre actualité et sur la possibilité d’une éthique dans le cadre de ce refus de toute transcendance possible et dans l’archéologie du vrai qui a déterminé notre volonté de vérité. C’est ce à quoi nous tâcherons de répondre dans la suite de notre travail.
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