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Qu’est-ce qu’être un intellectuel aujourd’hui ?

Dernière mise à jour : 11 avr. 2023

Les philosophies de l’histoire et de la politique qui sont celles de Michel Foucault interfèrent sans discontinuer avec son style d’existence et sa façon de penser et de vivre son époque, ses amours, ses amitiés, ses engagements, ses enseignements et ses écrits.


Pour lui, le rôle du philosophe, intellectuel spécifique, n’est plus d’être l’auteur ou le décrypteur du sens de l’histoire (y en a-t-il un seul plus vrai que les autres ?) et du mouvement logique supposé de l’Esprit dans le temps historique (…). Bien plutôt, à l’instar du journaliste transcendantal kantien ou de l’historien critique de l’archive ou de l’épistémè, le philosophe ou l’intellectuel spécifique se doit d’être un critique ou un ontologue du présent, déchiffreur attentif et curieux de l’actuel, de l’actualité de ce qui est présent dans le présent et qui témoigne d’événements singuliers irréductibles (…) à l’imaginaire de l’analyste dupé par ses catégories faussement objectives (…). Comprendre le présent oblige le philosophe à prendre du recul dans son présent par ce qui agit en lui (ce qui est actuel dans l’actualité) pour en saisir la singularité et la réalité non reduplicable du fait que l’histoire est invention permanente de soi par soi (…) dans une situation où le monde ne fait jamais sens donné (…). Cela oblige l’intellectuel à réfléchir sur son présent comme doublé par ce qui le fait être actuel institué et ce qui l’institue comme donné (instituant). Tout donné est porté par une logique ontologique de sa provenance et de son dispositif, pour reprendre les termes foucaldiens développés dans cet article programmatique sur la philosophie de l’histoire de Nietzsche (1).

Il s’agit moins de se détourner du présent que de l’approfondir pour en comprendre le sens : c’est un travail ascétique philosophique qui vise à aller vers la vérité de soi et de son rapport au monde et non pas à fuir le soi et le monde pour atteindre la réalité du monde, en se fuyant soi-même pour aller, comme dans l’ascèse chrétienne, vers la vraie vie toujours ailleurs que dans le monde. Foucault distingue bien l’ascèse du philosophe, qui tend à la vérité et engage un rapport de soi au monde de celle du religieux, cherchant un lien à la réalité et une fuite de soi, distinction très bien analysée et détaillée dans les Conférences prononcées en 1982 à l’Université Victoria de Toronto et éditées sous le titre : Dire vrai sur soi-même (2).


Il est indispensable de penser la philosophie de l’histoire de Michel Foucault, même s’il récusait le concept de subjectivité historique, pour des raisons stratégiques singulières liées à un contexte idéologique spécifique : éviter de cautionner les régimes totalitaires qu’ils fussent libéraux ou socialistes. En effet, la notion de sens et de clôture sur soi de l’historicité, ne permet pas de comprendre la singularité du présent et l’actualité qui, comme le rappelait Kant en 1794, nous oblige à l’audace de savoir ce que et qui nous sommes, ici et maintenant (3).

Foucault a ainsi eu des liens privilégiés à l’art littéraire, aux vies infâmes, et aux expériences atypiques, singulières, pour mieux cerner le silence du présent qui les invisibilise et afin de faire parler ce que ce présent bruyant et bruissant de discours laisse dans ses marges ou contraint à vivre dans la transgression, l’illicite, l’obscur, et le silence de son être au monde considéré comme maudit (4). La recherche des styles d’existence et de vies non normées bio-politiquement ou non reproductibles dans le cadre des systèmes des lois en vigueur, permet au philosophe de comprendre les seuils et les limites d’acceptabilité des vérités d’une époque. Nietzsche lui permet de sortir de la rationalité hégélienne, de même que la littérature de l’essoufflement du sujet (Bataille, Blanchot, entre autres), et l’analytique existential de Heidegger, l’autorisent à quitter la phénoménologie de la subjectivité transcendantale de type husserlien. L’histoire de la médecine, au sens archéologique, lui montrera rapidement les impasses de la psychanalyse freudo-lacanienne encore trop prise dans son face à face libéral entre l’objet et le sujet (fonction-psy) et trop peu sensible au matérialisme étiologique des faits psychiques et des faits sociaux. (…)


D’une réflexion sur le pouvoir, et sa structuration intime et singulière (5), le philosophe apprend les liens ténus entre dire et faire, entre voir et savoir, entre énoncer et nommer, entre l’ordre du discours, le système des savoirs et des pouvoirs que cet ordre institue et impose à nos pratiques d’existence et à nos systèmes de vérités. Le rôle de l’archéologie aujourd’hui n’est pas uniquement de fournir le motif de thèses et de publications de recherches spéculatives sur l’ontologie réussie ou manquée de l’anarchéologue Foucault, ou de savoir si l’intellectuel spécifique, le philosophe, est une figure dépassée du passé, ou un intellectuel en suspens entre un présent incertain et un à venir non moins prédictible. Foucault ne dit pas : «Pensez votre époque comme ceci, ou comme cela ! » ; ce qu’il nomme éthopoïétique ne relève pas d’une éthique et de la philosophie d’un art de l’existence. Il écrit justement pour vivre ce qu’il est possible de vivre, dans son époque, au présent de son époque, dans le champ de son savoir singulier, et dans les espaces dévolus à la parole possible dans le champ institutionnel, académique, qui récuse toute expérience non nommée dans son ordre propre définissant la police des discours, ou toute parole non adéquate à ses principes, ou à ses dispositifs de contrôles et de maîtrises des discours et des populations relevant d’une économie biopolitique des vérités.

La force critique de la pensée archéologique du philosophe réside dans le rappel constant et continu que la subjectivité est un processus de production de vérités situées elles-mêmes dans un dispositif de luttes, de conflits, de combats, et qu’être ou devenir libre consiste à se mettre en mouvement dans ce dispositif agonistique, dynamique, stratégique, dynastique, afin de devenir un acteur engagé dans ces champs de batailles incessantes, permanentes, qui concernent aussi bien le monde, l’autre, que moi-même, dans mon être constitué et déterminé historiquement et politiquement. Cette lutte appliquée, acharnée, studieuse, érudite, attentive aux références et aux basculements subtils et violents des lignes de front, des crêtes, des fractions, des ruptures qui courent entre le général, le particulier, le convenu et l’excentré, le normé et l’anormal, le vrai et le faux, cette lutte dialectique et critique ne peut donc pas trouver un sens et ses raisons ailleurs que dans le mouvement des possibles qu’elle autorise et qu’elle oblige à inventer afin de sortir de cette assignation disciplinaire, normative, biopolitique, particulièrement continue et appliquée à réguler tous les phénomènes du vivant.


Être libre, pour Michel Foucault, et pour l’intellectuel qui essaie de définir une vie philosophique au sens où nous l’avons défini dans notre étude, consiste à mettre en pratique des séries d’actes pratiques dans l’activité singulière de la pensée philosophique, toujours située dans un dispositif qu’il ne choisit pas, qu’il trouve donné ou constitué, et qu’il a à comprendre, entendre, analyser, afin de devenir son époque, (motif hégélien et nietzschéen) et afin d’être le présent de son être-là, son monde, pour mieux le travailler et le connaître afin de s’en déprendre le cas échéant.


(1) Michel Foucault, Nietzsche, la généalogie, l’histoire, in Hommages à Jean Hyppolite, éd. PUF, coll. « Epiméthée », Paris, 1971. (2) Michel Foucault, Dire vrai sur soi-même, éd. Vrin, coll. « Philosophie du présent », Paris, 2017. On lira avec attention les pp. 106-110 où ces distinctions sont subtilement développées et explicitées par le philosophe. Foucault apporte ici une mise en abîme de la psychanalyse très pertinente. (3) Comme on le sait, le texte de Kant « Was ist Aufklärung ? » (1794) sera commenté par Foucault et deviendra alors un texte emblématique afin de comprendre l’activité du philosophe dans son temps, dans son actualité, et produire ainsi une analyse de soi au présent. On lira avec profit les analyses du philosophe dans, notamment : Michel Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, éd. Vrin, Paris, 2015. (4) L’essai de Georges Bataille, La Part maudite, éd. Minuit, Paris, 1949, sera crucial pour que Foucault puisse penser ces silences et ces limites des savoirs officiels ou normatifs dans l’histoire des systèmes de pensée. Bataille est d’ailleurs souvent invoqué dans l’œuvre du philosophe. (5) Michel Foucault, Théories et Institutions pénales. Cours au Collège de France. 1971-1972, éd. Gallimard-Seuil, coll. « Hautes études », Paris, 2015.

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