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Frantz Fanon (1925-1961):

  • Salim Mokaddem
  • 24 juil.
  • 11 min de lecture

la violence coloniale et le trouble psychosomatique.

De Blida à Alger via l’Europe et l’Afrique de l’Ouest.

Salim Mokaddem


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Introduction 

 

Frantz Fanon, médecin, psychiatre, a eu une vie courte et très passionnée autant que passionnelle. Il fut confronté très tôt à la situation spécifique et singulière qui était la sienne en tant que martiniquais bientôt engagé dans les conflits mondiaux qui l’emmèneront jusqu’en Algérie et aux USA où il mourra jeune d’un cancer insidieux. Il sera célébré comme citoyen algérien du fait de son engagement au sein de l’ALN et de l’accompagnement de la jeune République algérienne en 1962.

Comment Fanon a-t-il rencontré la violence au cours de sa carrière ? Que signifie au juste l’aliénation dans son travail quotidien ? Quelles conclusions en a-t-il tirées pour l’action médicale et professionnelle ? Que devons-nous faire aujourd’hui de l’œuvre foisonnante qu’il nous laisse afin de réduire éventuellement les violences instituées et instituantes ? Comment agir éthiquement selon des normes et des principes qui respectent les valeurs humanistes du droit, de la liberté, de la dignité et du respect de l’intégrité des personnes soignées ?

Les réponses à ces questions passent nécessairement par la définition de ce que Fanon pense sous le chef de la violence. Le terme est en effet polysémique et appelle une ou plusieurs définitions conceptuelles pour en cerner la signification et l’aura sémantique dans le lexique de l’intellectuel engagé que fut Frantz Fanon. Il y a en effet plusieurs types de violence ; ils sont liés à des moments particuliers de la vie et de l’histoire de l’auteur de Les damnés de la terre (1961).

Caractérisons les occurrences de la violence dans la vie et la pensée de Fanon.

 

Développement

 

La violence fut constante dans l’entourage, le vécu, et le destin de Fanon. On peut ainsi déterminer neuf nœuds de vie et de pensée qui ont traversé et mobilisé le corps et l’esprit du résistant, du psychiatre, du politique, et de l’écrivain engagé.

 

1. La violence a été le terreau existentiel et épistémologique de Fanon : martiniquais, il connait l’emprise coloniale du fait du statut de son île, marquée par l’esclavage, le commerce de la triangulation aux 17, 18 et 19 ème siècles. Le rôle de Césaire n’est pas négligeable dans la formation philosophique et politique de Fanon car il lui fit comprendre que la violence physique n’est pas dissociable de la violence de l’aliénation produite par la destruction culturelle, l’acculturation et les figures contraintes de la soumission à la discipline militaire de l’administration coloniale ;

 

2. L’engagement dans la Résistance française lors de la deuxième guerre mondiale pour lutter contre les nazis lui fait découvrir ce qu’est en soi la colonialité nazie (J. Chapoutot, Libres d’obéir, 2020) : le projet nazi est un projet d’occupation violente de l’Europe par le Reich, de soumission racialiste et génocidaire de populations considérées comme inférieures. Par observation et vécu du racisme anti-noir sur le Continent, il comprend alors que la présence coloniale française dans le Monde ne se distingue pas, en essence, du projet d’asservissement et de soumission de l’indigène au colonisateur : le projet de colonisation de peuplement en Algérie est directement liée à la volonté de paupérisation, d’exploitation, d’infériorisation et donc de disparition des peuples autochtones (appelés indigènes musulmans), de leurs langues, de leurs cultures et de leur existence même. Il n’y a pas d’erreur ou de déviation dans l’acte colonial : la torture, le viol, la dépossession font partie du programme social et politique du projet colonial en Algérie « française ».


3. La découverte étonnée du racisme anti-nègre dans les troupes militaires – résistantes ou formelles – qui structure une autre violence plus archéologique historiquement construite, développée, produite, déterminée par des logiques singulières : cette violence archéologique est celle véhiculée et entretenue par le discours de la supériorité du colonisateur sur le colonisé. Par ailleurs, les effets phénoménologiques et pathologiques des violences de dépossession morale, physique, juridique, économique, sont insidieux et particulièrement destructeurs à court, moyen et long terme sur les populations asservies. Dans une lettre à sa mère, il indique son retour à une autocritique implacable dans son engagement antinazi qu’il pensait universaliste et antiraciste du côté des colonisateurs « républicains », en écrivant cette phrase terrible : « Je me suis trompé. »


4. La violence de la lutte des classes, des genres, des idéologies, qui s’exercent contre les colonisés décrits dans Les Damnés de la Terre  (1961), et celles et ceux qui sont exclus du partage du Capital et des richesses matérielles, accaparées de façon illégale et traumatisante par les entreprises coloniales. De plus, Fanon découvre que les violences subies par les populations colonisées produisent des traumas psychiques et phénoménologiques considérables (influence de la philosophie de l‘expression de Maurice Merleau-Ponty dont il suit les cours lors de ses années de formation médicale à Lyon en 1951); soigner un malade, c’est nécessairement soigner la société qui le rend malade, et en conséquence, il découvre que les troubles psychiques des populations colonisées relève de la violence coloniale elle-même. Elle s’exerce de façon continue sur les corps, le langage, les familles, l’espace social tout entier.


5. La violence se manifeste aussi dans la fracture du lien symbolique opérée par les déstructurations coloniales avec des effets multiples : terres volées, cultures détruites, familles disloquées, environnements culturels déniés ou moqués, appropriation aliénante de l’identité de l’Autre pour la diaboliser, effraction dans l’intime de la subjectivité du colonisé, à l’origine du trauma psychique, de la dissociation psychophysique, de la désubjectivation, de l’aliénation (au sens juridique et idéologique du concept) du sujet, des groupes, des cultures, du Soi social. Cette violence de destitution de la culture de l’Autre, du fait de l’activité objective de dépossession et du rapt des terres, des biens et des vies, des colons en Algérie se réalisent via les tortures, les dépossessions « juridiques », les occupations foncières, les rapts, les viols, les déportations et déplacements, les violences de fait, les meurtres sans procès, toutes les zones de non droit et d’exactions illégitimes du point de vue du droit de la guerre ; le fait colonial est une violence holistique et toute colonie est une zone de droit fluctuant au gré des humeurs, des pouvoirs, et des rapports de pouvoir constants s’exerçant sur les dominés de corps et d’esprit.


6. La violence dans son utilisation historico-politique qui utilise tous les moyens possibles de coercition pour arriver aux fins dernières du politique qui se cachent souvent derrière un droit bricolé ad hoc, Code de l’Indigénat, adopté en Algérie le 28 juin 1881 ou la multitude de Décrets anti-laïcs, selon les besoins de la zone de droit spécial ou d’administration coloniale spécifique que fut l’Algérie française, comme on le voit de façon patente en Nouvelle-Calédonie aujourd’hui : l’usage de la procrastination dans les tractations au sujet des terres, du droit ou non de vote, des privautés juridiques, des souverainetés territoriales, économiques et culturelles, l’usage disproportionnée de la violence souvent injustifiable du point de vue du droit autochtone et allogène, des vols justifiés, des génocides ou des enfumades programmées, de la guerre totale – Schmitt Carl, La Notion du politique. Théorie du partisan, 1932– et du non droit constant dans les rapports de souverainetés extra et intra nationaux, obligent Fanon à penser la violence dite légitime et juridique comme l’expression sibylline de rapports de force, de domination, qui défigurent les concepts de droit, de raison humaniste, de civilisation éclairée de l’européen moralisateur et normalisateur. Cette violence est consubstantielle au fait colonial et non pas contingente comme le pense un certain discours politique visant à relativiser les erreurs du projet colonial pour soi-disant valorisant les apports positifs de la colonisation dans l’humanité, en recourant à  un hégélianisme frelaté et mal compris.


7. La violence contre les enfants, les femmes, les langues, les cultures, les biens matériels et immatériels, que Fanon découvre dans le corps et la maladie des indigènes algériens lui fait considérer alors qu’un certain exercice des soins et des pratiques thérapeutiques prolongent l’invisibilisation des violences faites aux personnes et aux populations par des stratégies et des dispositifs que Foucault qualifierait de biopolitiques. Toutes les structures du vivant sont impactées par les dissociations et les brutalités coloniales. Ce biopouvoir colonial est particulièrement violent car il façonne les corps, les langues, les libertés, les désirs et les pulsions des individus.


8. Il apprend avec François Tosquelles, en Lozère (Clinique de Saint-Alban), et il vérifiera à Blida (en Algérie française), que les souffrances psychophysiques sont des expressions sociales et des symptômes révélant des désordres et des injustices cruelles vécues empiriquement par les « malades » et installés dans les faits sociaux et politiques de l’espace colonial ; de là, Fanon en conclut des effets idéologiques et pervers de la science médicale appliquée sur les indigènes, et distillés directement dans les logiques de colonisation en Algérie et ailleurs, d’où son engagement du côté de l’ALN (Discours d’Accra) pour lutter contre cette violence détruisant systématiquement la vie des populations infériorisées à tout niveau.


9. La violence consiste à travestir la souffrance de l’autre en déficience individuelle ou en trouble génétique singulier ou naturel lié à un manque onto et phylogénétique, ou à une déhiscence ontologique (Sartre, L’Être et le néant, 1945) afin d’occulter les rapports de force dans le réel et ce qui est vécu concrètement par le sujet souffrant ; les symptômes déchiffrés, dialectiquement sont une grammaire politique de la sublimation plus ou moins bien réussie dans la « maladie ». Comprendre que le corps exprime les crises, les violences réelles, les souffrances vécues au jour le jour, et dans la nuit de la résistance pulsionnelle, onirique à l’oppression coloniale, et qu’il traduit somatiquement – langue de corps dans et par le corps – les troubles psychoaffectifs produits par le trauma colonial, c’est aussi pour Fanon découvrir une herméneutique et une linguistique spécifique de la violence.

 

Fanon découvre donc, par son parcours de vie et par ses observations doublées de ses lectures, que la violence est partout, structurelle, dans une société divisée par les possédants, les maîtres et les dominés, victimes violentées dans l’histoire, juifs, exclus, dominés, ou esclaves des colons. Ce régime de violence existe également dans une société en apparence pacifiée ; d’où la question du passage à l’acte pour les dominés, les dépossédés, les « damnés de la Terre ». Faut-il politiser la violence et répondre à la violence par la violence ? C’est toute la question éthique et politique de l’attitude de Fanon.

Par ailleurs, la pratique médicale est aussi située (autre concept sartrien) dans une époque donnée, dans une institution donnée, à un moment donné de l’histoire, du progrès ou des discussions scientifiques, thérapeutiques, économiques, juridiques, médicales du moment. Les pratiques médicales et thérapeutiques sont situées dans des circonstances et des rapports de force qui les dominent, qu’elles accompagnent ou justifient (Foucault et la théorie de l’enfermement et des biopouvoirs, La Volonté de savoir, 1976). Il est donc possible de lutter là où l’on est contre toutes ces violences exercées continûment conte des populations exclues et minorées par les pratiques discursives, les pratiques institutionnelles, et les politiques publiques appuyées par des économies para souveraines qui imposent des molécules, des médicaments, des prises en charge, des économies pharmaco-chimiques lucratives pour des groupes privés appuyés par certains acteurs des États.


Fanon montre que les symptomatologies des personnes souffrantes psychiquement sont souvent des individus marqués par le trauma colonial (Karima Lazali, 2018) et, surtout, que les psychopathologies relèvent tout autant d’étiologie génétique que de violences sociales et politiques invisibilisées par le fait médical et ses surmédicalisations occultant les réalités sociopolitiques à l’origine des maladies des colonisés. Il est donc important de changer les conditions sociales de vie des populations « malades » pour les soigner ou atténuer les maux dont elles souffrent. Pour cela, en résonnance avec l’antipsychiatrie ou selon les intentions de la médecine narrative, il est important de lire Fanon comme un médecin engagé qui n’isole pas la maladie du contexte socio-historique d’une part, et qui prend en compte, d’autre part, les disruptions culturelles, les violences symboliques et réelles subies par les populations agressées. Les symptômes ne sont pas des complexes sans histoires ni logiques dans le réel : ils expriment de façon dialectique des causes déterminantes pour saisir les étiologies pathologiques de ces populations.

 

 

Conclusion provisoire

 

La santé mentale, psychique, comme la santé physique, relève d’une histoire des normes et de pratiques corrélées à des enjeux sociopolitiques et peuvent donc jouer le rôle de dispositif d’asservissement, d’aliénation, et de maintien dans la souffrance des malades. Si Tosquelles et d’autres plus tard, (Laing, Cooper, Guattari, et quelques psys) ont bien compris que le social joue un rôle fondamental dans les parcours de santé des individus, que la psychiatrie et le soin ne peuvent pas être désinstitutionnalisés, Fanon insiste à son tour sur la dimension dialectique au cœur des problématiques des malades. Leur maladie renvoie à un état sociétal et social de la société qui les caractérise et il se rend très vite compte que leur anomie est  provoquée par des violences non reconnues, dans tous les sens du terme, par la société, les familles, leur conscience, les situations existentielles, l’histoire et les individus eux-mêmes contraints à élaborer le tribunal de leur conscience ou l’aveu direct et indirect de la coulpe de leur inconscient structuré comme un langage particulier l’exige, celui du Maître. Seulement, comme le montre la moindre analyse philosophique et sociolinguistique du langage (Peirce, 1978, Deleuze et Guattari, 1972, Foucault, 1966, 1973), tout langage est ordonné dans un discours référent qui lui confère un ordre, une hiérarchie ou une organisation permettant de structurer le langage selon les intérêts du moment et les dominations du jour. Le langage et son sens sont au cœur de cette problématique et c’est pour cela que la critique médicale commence aussi par un retournement de la taxinomie de la maladie et de la santé afin de déterminer ce que dit le psy, ce que dit le malade, ce que dit la société, ce qu’énonce le droit et ce qui est induit du croisement de ces discours dans les réalités microsociologiques vécues par les acteurs de secteur dans le domaine du soin médico-psychique et dans la « culture » psychothérapeutique du moment qui reçoit et classe les énoncés sur les malades, les fous, les déviants.


Ce que Fanon appelle violence relève donc d’un triple domaine de déterminations complexes : elle est historique (agression et militarisation, violences de la colonisation), économique (spoliation coloniale, violence de la prédation agraire, territoriale, et asservissement de la population), et psychoaffective (violence des traumas – viols, assassinats de masse, tortures, humiliations, emprisonnements arbitraires, etc. - engendrant les effets pathologiques et les déshumanisations aliénantes.


La violence participe donc d’un fait total chez Fanon et s’exprime dialectiquement dans le corps individuel, le corps collectif et les expressions symptomatiques des colonisés autant que des colonisateurs. Personne ne peut rester en dehors de son champ du fait que la violence en milieu colonial suppose une praxis spécifique, un rapport à l’histoire déterminé par des rapports complexes de soumissions, de mimétismes, d’assimilation, de rejet, de perversion (exprimés eux-mêmes dans une logique épistémologique, juridique, économique, sociale, culturelle). Les violences réifient les humains, substantialisent les vécus, occultent les discours légitimant les oppressions ;  la façon dont elles sont produites, reproduites, causées et inscrites dans le corps des « damnés » de l’histoire de la domination, pour être saisie et comprise, requiert une analyse critique tout autant qu’une sémiotique et une phénoménologie spécifiques faisant sens avec les différentes analyses des surdéterminations symboliques rendant opaques les processus d’aliénation à l’intérieur et à l’extérieur du  sujet. C’est ce qui rend les émancipations difficiles car elles doivent d’abord commencer par une interrogation critique sur les discours qui les nomment, les pratiques qui les agencent, et les réalités symboliques et épistémologiques qui les mettent en forme. Pouvoir formaliser et objectiver les atteintes aux libertés est une propédeutique essentielle pour éviter de tomber dans le piège de la plainte victimaire impuissante ou dans la reproduction des conditions de la production des soumissions involontaires à la perte de nos libertés fondamentales, même en régime démocratique. 


Au moment où notre monde se globalise, entre dans une biopolitique du numérique, une réflexion s’impose d’urgence avec Fanon sur les styles, le langage, la poétique et la politique de nos pratiques humanistes d’amélioration des conditions de vie des exclu-e-s de l’humanisme. Ainsi, on n’oubliera pas que cet humanisme a produit le trauma colonial et le reconduit à l’insu des dominés par l’usage immodéré de normes et de discours biaisés produits dans le langage même qui, par le jeu du recours aux signifiants de l’inclusion humanitaire, exclue dans les faits un humanisme réel. 


 

Bibliographie sélective :

Nous renvoyons les lecteur-e-s aux œuvres de Fanon éditées dans l’édition critique des Œuvres complètes, éd. La Découverte, 2 volumes.

 

·  Chapoutot Johan. 2020. Libres d’obéir. Paris : Gallimard.

·  Deleuze Gilles et Guattari Félix, 1972. L’Anti-Œdipe. Paris : Minuit.

·  Foucault Michel. 1966. Les mots et les choses. Paris : Gallimard.  ; id. 1973. L’Ordre du discours. Paris : Gallimard ; id. 1976. La Volonté de savoir. Paris : Gallimard.

·  Lazali Karima. 2018. Le trauma colonial. Paris : La Découverte.

· Merleau-Ponty Maurice. La Phénoménologie de la perception. 1945. Paris : Gallimard

·  Peirce Charles Sanders. 20187 Ecrits sur le signe. Trad. : G. Deledalle.  Paris : coll. Points-Seuil.

· Schmitt Carl, La Notion du politique (1932). Théorie du partisan (1962). 2009. Paris : Flammarion

·  Sartre Jean-Paul. 1943. L’Être et le Néant. Paris : Gallimard

 

 
 
 

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