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  • Salim Mokaddem

QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ?


L’ESTHÉTIQUE DE L’EXISTENCE ET LE RÔLE DU SENSIBLE DANS LE DEVENIR (DE) SOI. ASCÈSE ET ÉTHO-POÏÉTIQUE CHEZ MICHEL FOUCAULT


« Être la vérité et être la pensée,ce n’est pas autre chose que découvrir que cette nuit que la pensée pense à son origine, cette nuit que s’épuise à désigner en un instant l’éclair de la vérité, c’est le midi du monde, c’est sa juste lumière. La nuit de la vérité, c’est l’être ensoleillé. Ce midi, c’est la volonté s’arrachant à la volonté de vérité, à la lâcheté et à la paresse d’un vouloir qui veut s’attarder par-delà les apparences à ce qu’il peut y avoir de stable, de permanent, de consistant. Ce midi de l’être et de la pensée, c’est la volonté se libérant de tout vouloir de vérité, et se reprenant courageusement comme vouloir de la vérité toujours dissoute, du devenir, du mirage, comme vouloir de l’apparence. » (Foucault, 2022, p. 186) « Le nihilisme fait corps avec la métaphysique occidentale, symbolisée par l’opposition du sensible et du suprasensible, mais dont l’essence est dans la recherche de ce qu’il y a de vérité de l’étant dans ce qu’il y a de plus étant parmi l’étant. Le nihilisme, c’est l’espace déserté par l’être dans lequel se déploie la souveraine métaphysique de l’étant. Déchiffré à travers l’expérience nietzschéenne de la mort de Dieu, le nihilisme est beaucoup plus qu’une révolution culturelle dans laquelle s’engloutit la civilisation chrétienne : c’est plus encore qu’une catastrophe historique dans laquelle l’homme viendrait à perdre sa lumière et la terre son soleil. C’est le mouvement de l’histoire occidentale en tant que destin de l’être ; C’est le Grundworgang de l’histoire occidentale, sa loi et sa logique. Loin d’être la chute du christianisme et la fin de la métaphysique, il les a rendus originairement possibles. L’histoire occidentale comme destin de l’être, ce fut le nihilisme. » (Id., op. cit., p. 217) Introduction On entend souvent dire que tout le monde à sa propre philosophie, que chacun est à sa façon un philosophe, que les représentations du monde, les proverbes, les visions ancestrales, les adages populaires, seraient des philosophies et que, somme toute, il n’y aurait besoin de rien d’autre pour philosopher que d’user de son bon sens et de sa raison, de son sens commun, et de sa jugeotte. En bref, que tout le monde philosopherait sans s’en rendre compte véritablement, et qu’en ce sens, rien ne sert d’apprendre ce que tout le monde sait déjà faire, pratiquer, par instinct, naturellement, immédiatement, sans avoir reçu de formation spécifique et de culture élaborée, technique, un type de jugement hâtif et proche du vrai, sinon véridique. On philosophe, dit-on,comme on respire, et cela se fait, comme M. Jourdain, dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière, fait de la prose, c’est-à-dire, sans le savoir, par une sorte d’opération naturelle, plus ou moins immédiate, irréfléchie, consistant à émettre des jugements ou à avoir des représentations générales sur la vie, l’amour, la politique, les femmes, l’argent,l’Afrique, le destin du monde, l’histoire, la guerre, la paix, l’Etat, la justice, et même sur la vérité ou Dieu. Seulement, il faut bien remarquer qu’on ne sait pas trop qui est ce on qui parle, qui juge, qui consent ou ne consent pas: il y a ici une confusion entre un monde anonyme et dogmatique infondé de la doxa et le travail argumenté, référencé de l’exercice de la pensée philosophique(2). Car, lorsqu’on interroge justement le sujet de ces représentations, l’auteur de ces opinions irréfléchis et presque oraculaires, il affirme presque toujours que ce qu’il pense est vrai de toute éternité et qu’il n’a pas besoin de le démontrer plus avant car c’est évident, manifeste, clair et patent pour tout le monde (qui n’est personne d’autre que lui) et que vouloir expliquer son langage,expliciter ses raisons ou la fondation de ses assertions relève de la sophistique ou de l’art, si tant est qu’il y en ait un, de couper les cheveux en quatre. Le doxique « on » assène avec violence que toute raison des choses s’avère totalement inutile. Ce ton grand seigneur, pour parler comme Kant (1776/1997), met fin à la discussion et au dialogue en rabaissant l’interlocuteur au rang d’opportun, de sot, ou de niais inculte ne connaissant pas l’art de connaître sans savoir et de penser sans expliquer les raisons de ses jugements. Cette façon de faire introduit d’emblée une distinction entre ceux et celles qui savent de toute éternité de manière infuse et élective ce qu’ils ou elles savent des autres, plus profanes ou mondains, vilains laquais de la pensée d’entendement qui ont besoin de pédagogie et de didactique pour comprendre ce que tout le monde pourrait comprendre sans effort par une immersion immanente et immédiate dans la substance pleine et anhistorique de la vérité. Or, justement, ce que fait le philosophe, c’est interroger prudemment et de façon critique ce qu’on dit et observer scrupuleusement la forme avec laquelle on le dit pour savoir si on sait ce qu’on dit et si le savoir de ce savoir est su ou insu, jusques et y compris dans sa répétition dogmatique irréfléchie. La philosophie ne sait pas d’emblée tout ce qu’elle sait car elle le recherche sous une forme questionnante ; la forme questionnante n’est pas affirmative et déclarative. Elle est interrogative et procède d’un cheminement et d’un parcours qui transforme le cherchant et le champ de sa question en objets, en problèmes, en logiques,produisant de surcroît des effets éthiques de subjectivation et de transformation de soi et des questions qui sont au fondement de l’attitude questionnante. C’est par là que la philosophie se différencie de la sagesse en ce sens qu’elle n’édifie rien ou ne pose jamais des vérités universelles affirmatives d’emblée sans les fonder auparavant sur une recherche de sens et de signification et, surtout, sans en éprouver par l’effectivité de la critique, dans des arguments dialogiques, la cohérence et la vérité.

La philosophie n’est pas un ensemble de vérités toutes faites, mais de vérités à faire et à construire dans une dialectique, une logique d’argumentations et de déductions s’appuyant plus ou moins rigoureusement sur des expériences, des connaissances et des raisonnements serrés et procédant d’une logique de la nécessité logique établit dans une épistémologie des savoirs. Elle s’appuie donc sur le logos (activité conceptuelle) et non sur la doxa (posture rhétorique) ; elle procède comme la mathesis des mathématiciens en cherchant à travers un langage fidèle à ce qu’il énonce le réel qu’il décrit et vise à démontrer ou à montrer.

Aussi, un philosophe s’appuie sur le langage, la mémoire de ce qu’il énonce et définit, et procède de façon concertée, en se fondant sur l’accord des volontés de vérité de ses partenaires ; cela suppose un désir de savoir, un amour de et du savoir,qui définit justement le concept de la philosophia : désir de parole en vue d’acquérir une éthique de vérité dans l’acte de la recherche par le logos de ce qui fait sens pour soi, pour l’autre, dans ce monde.

Mais qu’est-ce au juste que cette sophia? Et comment y accéder? Pourquoi est-ce que les humains sont des êtres questionneurs et en recherche de savoirs et de sagesse, comme le montre le désir universel de parler vrai et de fonder tout discours sur une vérité ou un être ou un Réel afin de lui donner consistance? N’y a-t-il pas, par ailleurs, dans cette volonté de vérité, une forme de volonté d’assujettissement de l’autre qui l’apparente en fait à un type de volonté de pouvoir, comme le suggère Nietzsche et à sa suite Michel Foucault? Nous allons essayer de répondre à ces questions tout en sachant que l’essai vaut, ici, humblement, comme une tentative de philosophie première ou de propédeutique, ou d’initiation à l’acte philosophique(3). Et tout en se disant que toute philosophie est toujours une première philosophie ou la réitération non répétitive de l’acte initial de la philosophie qui réclame authenticité et engagement dans la pensée ou dans le penser comme tel : il faut bien comprendre que commencer est l’acte le plus risqué qui soit dans une démarche philosophique car justement il faut commencer à partir de quelque chose qui repose sur une proposition ou un énoncé ou un tissu de fait déjà pris dans le bruit du monde. La mise en suspension du monde, l’épochè de Husserl, est un acte constitutif de toute pensée située dans le monde mais qui doit s’en arracher pour le penser et ainsi mettre entre la pensée et soi une distance nécessaire à la fois pour qu’il y ait des objets de penser pour un sujet à construire dans le monde à connaître et à penser, et, d’autre part, afin de pouvoir revenir à la vérité du monde immanent tout en ayant un langage propre permettant de le penser comme tel, à partir de ce commencement inaugural de la pensée du monde. En ce sens, toute philosophie est une fondation anthropologique. Et elle ne peut être séparée du corps total de ce monde: la chair, le corps propre, la sensation, le vécu, l’existence, l’ensemble des pratiques humaines, donnent matière et vie autant que forme et contenu à la recherche de vérité et de connaissance des savoirs philosophiques.

La question de la réussite de ce projet est secondaire si on considère que l’arrachement à l’immanence est tragiquement irréversible pour la pensée en ce sens que nous ne retrouverons jamais plus la naïveté ontologique première de la question originaire de la philosophie, sinon, dans la fiction du mythe éculé d’une origine du monde ou de la vérité. En ce sens, la littérature ou l’art du langage (poésie,roman, théâtre, fiction au sens large) s’approche de cette vérité sauvage d’une immanence à jamais perdue. C’est alors qu’il faut que le philosophe considère que son être au monde ne se passe pas uniquement dans la sphère abstraite de l’intellectif mais qu’il a à être dans le monde ce qu’il est dans sa pensée et que la séparation des deux mondes n’est rien qu’une illusion historique dont la critique de soi doit commencer à se séparer pour pouvoir justement être libre dans le monde et libre pour le monde qu’elle est. Sophia et alèthéia : sagesse et vérité D’abord, la curiosité de la philosophie et du philosophe l’apparente à l’attitude de naïveté étonnée de l’enfant qui questionne sans cesse, et de manière têtue et naïve, les choses de la vie: qu’est-ce que ceci, cela ? Pourquoi est-ce que le ciel est bleu ? Y a-t-il une fin dans la suite des nombres, dans la vie ? Qu’y a–t-il donc dans les nuages ? Pourquoi rêve-t-on, aime-t-on, désire-t-on vivre et jouir ou ne plus vivre quelquefois? Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que l’être des choses ? Y a-t-il une autre vie que la vie humaine après la mort ? Etc.

Les questions du philosophe sont traditionnellement métaphysiques: pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? Qu’est-ce que c’est que ce qui est ? Puis : pourquoi est-ce ainsi que cela est et non pas autrement ?

On dit, depuis Platon, que le mot philosophie, désigne l’être humain cherchant et désirant la sagesse justement parce qu’il ne la possède pas. Ce mot a été forgé par Pythagore qui s’opposait au sophos,à celui qui sait, et qui ainsi n’interroge plus ses savoirs et le monde puisqu’il est sachant et se sait savant dans le savoir absolu de ce qu’il sait. L’acte de douter et de chercher à savoir ce qu’il en est du monde, de l’être, de la vie, de soi, est en soi une quête de sagesse, un désir de sagesse, une philo-sophia.

La première attitude du philosophe serait donc de douter de la validité des évidences, des représentations, des conceptions du monde, des préjugés et des bons sens qui dogmatisent et disent la vérité sur tout, sans se donner la peine de valider ou de raisonner de manière argumentative sur l’être qui est et qui n’est pas. En ce sens, le philosophe est plus proche du scientifique qui ne se fie jamais aux apparences que pour mieux les dépasser dans l’expérimentation (différente de l’expérience) que du poète qui les exalte pour les magnifier. Mais, il situe sa quête d’abord et avant tout dans le langage et dans ce qu’énonce ce qui est dit dans le langage. Car dire et penser doivent être le même ; c’est donc dire que ce ne sont jamais les mêmes fonctions qui sont à l’œuvre dans le langage a priori quand les humains parlent le monde. La sagesse ne peut se trouver pour l’être humain doué de logos que dans l’usage éclairé de sa raison pour le guider dans les choses de la vie (et de la mort) par une technique de parole ou un usage du langage tout à fait différent de celui qui consiste à désigner les choses qui sont dans l’évidence ou la lumière apparente de l’être.

Parler selon l’être des choses, selon la cohérence de ce qu’on sait, et dire bien ce qui doit être conforme à l’être des choses, voilà autant de figures de vérités que de formes philosophiques de son énonciation : - dire ce qui est: c’est faire une ontologie des événements à partir de leur apparaître dans ce monde - ordonner ses savoirs: c’est construire une logique et une science de l’épistèmè qui fait de l’expérience une structure corrélée à un transcendantal qui lui confère sa nécessité et ses déterminations plus ou moins complexes - dire ce qui est adéquation à la chose ou à l’action : c’est pratiquer une éthique du bien dire ou du bien faire (praxis) en tant que la parole s’achemine vers l’être ou le fait apparaître, au risque de la voir disparaître dans le bruissement des mots et le souffle du discours


Philosopher requiert donc un triple rapport à l’aisthèsis du monde: - premièrement, un lien à la sensibilité de l’expérience vécue, - deuxièmement,un autre à une grammaire des formes et de leur sens possible et réel pour et par un langage qui vient de ce rapport esthétique à l’expérience du monde, - troisièmement, un rapport à la forme des énonciations et des énoncés, pour être en prise avec le réel de son objet. Tout cela suppose un dispositif complexe et élaboré de façon téléologique afin de corréler existence et sensibilité dans la praxis philosophique pour en faire un événement vrai ou véridique. La vérité en philosophie procède donc d’une recherche de sagesse qui mène la théorie à la pratique qui la commande fondamentalement: c’est une pratique théorique qui ne scinde pas théorie d’une part et pratique d’autre part, comme le voudrait une métaphysique naïve de la pensée figée sur ce qu’elle fait, en oubliant ce qu’elle construit, élabore et détermine. A savoir: un sujet du savoir qui produit son existence (ontologie éthique) au moment où il découvre et produit la vérité des conditions de son savoir (éthique basée sur un rapport à la vérité). On peut énoncer sans se tromper que le nihilisme contemporain est un refus des dualismes théorie-pratique, corps-âme, pensée-être, etc., au profit d’une interrogation critique et herméneutique sur le sens de l’action et de la signification dans le temps et les savoirs pour les êtres humains, considérés du point de vue de leur historicité fondamentale et d’un point de vue qu’on pourrait appeler nominaliste puisque il n’est pas sûr que la notion de vérité soit indexée à une transcendance éternelle, stable,unique ou permanente. La philosophie est la première mise à mort du sacré par le fait qu’elle reconnaît la valeur du devenir de l’être et la mobilité dialectique des savoirs dans l’histoire même de leur constitution. L’histoire de cette histoire est la critique de l’oubli des conditions de productions des vérités dans le temps où les connaissances se systématisent et viennent ainsi se superposer dans le temps à l’être lui-même de la vie humaine. Le post-humanisme que nous vivons en est un exemple paradigmatique: l’augmentation de l’être dont il s’agit n’est rien que la prothèse technologique de la négation du mystère de l’apparition de la volonté de savoir réduiteà l’ensemble des sciences en état d’inachèvement perpétuel dans le temps.

Penser et agir : la philosophie comme action dans le monde, sur soi, et avec l’autre. Le philosophe ne vit pas seul dans le monde : il vit avec les autres et doit faire avec leur présence avant, et pendant (quelquefois, après, sans que cela ne le concerne directement (4) ) sa vie, son existence. Aussi, il ne se contente pas de penser, seul dans son coin, isolé du réel. Il vit avec et au milieu des humains : ce n’est pas un ermite, même s’il adopte une attitude ascétique. Même quand il fonde des Ecoles (Platon, Aristote, Epicure, etc.), il ne vit pas seul, il s’entoure d’amis,de compagnons, de frères, et rarement de disciples (la philosophie n’est pas une secte). Il n’est pas un gourou ou un chef de bande. Il transmet son savoir et ses recherches dans l’interrogation et la quête prudente de connaissances qu’il éprouve avec les autres, dans le monde où ils vivent (5).

C’est pour cela que la figure du sage isolé dans sa tour d’ivoire est une fausse figure du philosophe, marquée encore et toujours par la figure caricaturée d’un Socrate controuvé qui passerait son temps à dialoguer avec les jeunes et l’élite de la société athénienne. Il y a une vérité toute relative à faire de Socrate un éducateur de rue pour fils de nobles désoeuvrés…

Le philosophe doit donc quitter la solitude spéculative ou la méditation, non pas par liberté assumée,mais par nécessité afin d’aller au contact du monde et, éventuellement, le changer. Car le monde n’est pas tel que le pense l’idéalisme ou le cynisme de la doxa : il faut le connaître et le reconnaître tel qu’il est pour savoir s’il ment, s’il est conforme à ce que nous en savons et à l’Idée qu’on peut et qu’on doit s’en faire. La recherche philosophique suppose un engagement dans le monde et un engagement pour autrui ; c’est ce qui distingue la philosophie des pratiques sociales marchandes et consuméristes. Quoi qu’on dise,la philosophie n’est pas une sophistique, ni un type de rhétorique, ni une pratique libérale : elle ne cherche ni à convaincre ou à persuader, ni à produire des effets de séduction, ni un intérêt personnel. C’est une activité libérée de toute contrainte autre que celle qu’elle se donne. Elle a le souci de soi et elle est une pratique de dire vrai et d’agir vrai selon une éthique qui suppose un courage de bien dire et de bien faire quoi qu’il en coûte.Elle n’est donc ni une morale, ni une science au sens formel du terme, ni une technique des discours : elle relève d’un art et d’une pratique de vie qui fait de la vie un art de vivre et une épreuve de vérité pour soi. Le Soi que construit la philosophie est un soi libéré des passions d’intérêts, de pulsions, de calculs matériels. Il n’est pas désintéressé car il recherche une certaine forme de joie, de bonheur, de liberté que lui donne sa recherche et son devenir.En ce sens la vérité est sujet ou subjectivité en devenir (Hegela par ailleurs très bien formalisé cette Odyssée de la conscience6) et elle a à se manifester dans la vie elle-même que vit le philosophe en quête de sa vérité.Rappelons que le philosophe partage avec celles et ceux qui s’engagent comme lui sur et dans un chemin de savoir et de non savoir tout un type de comportements, d’actions de régimes de discours, de modes d’êtres,de façon de dire et de ne pas dire, de faire et de ne pas faire, qui définissent et déterminent une existence et une éthique philosophiques. Michel Foucault(2020) a analysé dans son Histoire de la sexualité, et notamment dans les tomes 2, 3, et 4, les pratiques sexuelles, érotiques, alimentaires, littéraires, diététiques, réflexives, et les différents exercices qui ont façonné la subjectivité occidentale. La subjectivation en effet est un lent processus de fabrication de soi par soi, les autres, le monde, et la subjectivité est un produit historiquement constitué par des pratiques et des exercices spécifiques rigoureux et visant à établir des vérités sur soi et des situations parrésiastiques (7).

Jeux et travail sur soi de la mémoire, de l’anamnèse à la recension, de la méditation à la confession, de la solitude à la vie en communauté, de la retenue de soi au travail social d’aide au prochain, des émotions licencieuses et autocentrées aux logiques des passions actives et passives stoïciennes, toute une économie interne et sociale des désirs et des tumultes des sentiments et de la concupiscence a profondément déterminé la psychè de l’homme de désir et de raison. Il est alors peu surprenant que la subjectivation produite par toutes ces pratiques de soi, culminant dans l’écriture – littéraire ou philosophique - et en un sens proche de l’hexis d’Aristote (2022), ou de la philia platonicienne (Platon, 2020), construit une histoire de la vérité liée à celle de la liberté. Cette étho-poïétique est une esthétique d’existence qui n’oppose pas le désir à sa sculpture de soi ou à l’exercice rigoureux des jeux des passions et des volontés, des émotions et des perceptions, des intellections et des imaginations, dans la formation de soi. Ce soi n’est pas une entité coupé des autres et du monde: il est une intersection de plusieurs mondes et procède d’une ontologie qualitative et intensive par laquelle le mouvement de soi ne s’arrête pas dans une expérience figée et hypostasiée dans une substance, une histoire,un phénomène ou un moment spécifique de l’être et de la vie.

L’esthétique, dans une vie philosophique, du cynisme antique au dandysme contemporain, du stoïcisme impérial au monachisme bénédictin, et dans notre modernité, et afin d’éviter un nihilisme actif comme celui qui est produit par une certaine lecture métaphysique de Nietzsche (8), requiert une stylisation de soi et une politique des passions relevant d’une sorte de subjectivation permanente et infinie, en excès sur les impositions identitaires ou les imaginaires de la santé et de la vie équilibrée propre à une civilisation en quête de vérité. Une position critique et esthétique n’est pas un retrait hors du monde ou une vie éloignée de l’action sociale et politique; une telle ascèse demande bien plutôt qu’on réfléchisse et qu’on agisse en prenant en compte les multiples déterminations qui font et défont nos identités imaginaires et nos «vérités». L’époque cherche à arrêter la pensée dans une saisie abstraite et formelle de la réalité (algorithme, écologisme, économisme, etc.) pour justement la définir comme ontologie statique et vérité essentielle : ce biais métaphysique oblige les sociétés et les individus à normaliser leur être-au-monde dans une conformité à des modèles que la société marchande sait à satiété produire pour continuer à accumuler des plus-values déréalisées et coupées de tout rapport anthropologique au monde humain (celui des affects du concret, du travail, de la mise en relation et en énigme du monde). C’est en ce sens que l’ascèse comme retrait du monde, et comme intensification d’un certain rapport au monde dans l’exercice continu d’un travail sur soi et sur la façon dont le monde et l’autre nous constituent, cette ascèse donc comme exercice de soi produit, constitue un sujet, une histoire, un sens et une vérité qui relèvent d’une activité logique et sensible à la fois. Ce travail ou cet éthos de soi se fait dans un champ empirique et immanent mais avec une transcendance appliquée aux choses et aux expériences du monde. En ce sens précis, ce type d’action de soi sur un soi se constituant définit une expérience originale de transcendantal historique : le soi, comme sujet actif, travaille ses déterminations pour les redéployer dans un monde où elles sont subjectivantes et réfléchissantes pour le sujet qui les ressaisit dans la logique de leur constitution et de leur fondation. C’est un acte éminemment éthique et ascétique en ce qu’il oblige à être au fait detout ce qui détermine la pensée dans l’être et l’être de la pensée dans le moment où elle inscrit son savoir dans une épistèmè donnée.

Le retour sur soi ne se fait pas sur un sujet déjà constitué mais par un arrachement à ce Soi, celui de l’histoire et de la vérité de l’historicité de toute psychologie, afin de produire une déprise de soi (on sait l’importance que prend la problématique de la déprise de soi dans l’œuvre du dernier Foucault) permettant, dans un acte de résistance à la subjectivité construite dans l’histoire, et d’invention permanente d’un soi inédit, une stylisation de soi, un certain rapport à soi où la vérité n’est plus une affaire de technologie des savoirs mais d’affrontement des vérités qu’ils portent ou délaissent. Ainsi, un certain rapport à soi permet de sortir de l’emprise des «vérités» et des savoirs pour en produite d’autres, qui ne sont pas des négations abstraites et romantiques du positivisme scientifique mais une cartographie de ses oublis et de ses non-dits. Il y a dans cette posture un courage de la vérité et une obligation d’érudition minimale ou nominaliste afin d’éviter les pièges essentialistes et les naïvetés des sciences constituées.

Il ne s’agit pas dans cette ascèse d’un retrait hors du monde,de se séparer de la société ou de prendre une distance sceptique vis-à-vis de l’expérience ; mais, le philosophe habite l’expérience en pratiquant une certaine façon d’être au monde tout en y adhérant très peu dès lors que ce monde ne permet pas de sortir de ses « vérités » et le contraint à penser et à vivre selon les normes et les dispositifs que les sciences, mues par une volonté de pouvoir et de savoir, ont tendance à nous imposer au nom d’une version lumineuse de l’histoire qui n’aurait aucune zone d’ombre, ni même de points obscurs impossibles à énoncer dans le cadre de l’ordre du discours, pour reprendre le titre de la conférence initiale de Michel Foucault au Collège de France. Cette conférence sera éditée en 1975 par Gallimard et inaugure une certaine géométrie des liens entre désir, vérité, savoir, pouvoir.

L’ascèse ou cette façon d’être au monde relève plutôt d’une esthétique du sensible et du sens qui définit l’éthique du philosophe : jamais coupé du monde des hommes et du monde des « vérités », fussent-elles porteuses nécessaires d’ombres et de fausseté, l’esthétique du philosophe est une manière d’être à soi et de n’être pas pris dans les filets dogmatiques de la vérité et de mettre au dessus d’elle une liberté qui est au principe justement de la volonté de vérité perdue ou oubliée dans les pratiques scientifiques instituées et institutionnalisées par des régimes discursifs et des pratiques plus ou moins violentes d’imposition des vérités. Le dire vrai s’oppose à la vérité et le courage de dire-vrai est une éthique autant qu’une esthétique visant à libérer l’humain des carcans des déterminations nihilistes qui le contraignent à limiter ses actes et ses actions dans le périmètre de l’épistèmè du jour.

On comprend alors que le rapport au sensible, à l’éthique, à la vérité et à la façon de la vivre, de la dire, de l’incarner, de la mettre au centre de son être au monde, tous ces liens continus avec l’expérience et le monde, avec soi et les autres, toutes ces micro-actions et ces résistances ou ces soumissions aux normes et aux règles du jeu des vérités, définissent une façon de dessiner un autre plan de vie, une autre subjectivité, une autre manière de sentir, de voir, d’écouter, de parler et de vivre le monde. Ce sont ces pratiques continues et discontinues de soi sur soi et les autres, avec ou contre eux, qui définissent la configuration à inventer, librement, de sa manière d’être au monde, de sa subjectivité. Cette subjectivité n’est pas dialectiquement liée à une objectivité qui laisserait les jeux et les logiques de l’histoire en dehors de la subjectivité: il n’y pas de recès de la subjectivité dans une transcendance qui donnerait un poids ontologique au sacré à un Être pré-existant,Dieu, l’Histoire, le Nihilisme ou tout autre signifiant désignant un englobant ou un transcendantal historique. La critique par l’esthétique est une éthique de la vigilance permanente pour ne pas hypothéquer la liberté de ce mouvement dans un objet,une réification, une essence, une transcendance qui arrêterait le mouvement de soi contresoi pour devenir un soi qui relève de l’esthétique au sens ascétique et éthique que nous venons de préciser.

Conclusion provisoire et impermanente : Le philosophe pratique un art de vivre, de penser, de parler qui nécessairement l’amène à changer sa façon d’être au monde, de connaître, d’agir avec les autres. Le philosophe, dans cette activité spécifique, propose un monde et des valeurs qui ne sont pas des principes absolus et inconditionnels mais des fondements ou des essais de fondation de vie possible. Ces vies possibles, ces vies d’exercice et d’autoformation s’appuient sur des savoirs, des vérités, des exercices de pouvoir (éthique, affectif, passionnel, discursif, politique, etc.) qui l’obligent à aller contre la doxa voir les connaissances de son temps. Quand il met son existence dans le courage de cette vérité dans la quête libre de la meilleure vie possible pour lui et les autres, il transforme le monde en agissant de façon la plus proche de l’être car il agit sur lui-même (Hadot,1981; 2014). Ainsi,il se connaît et il apprend à vivre en s’auto-connaissant et en construisant de façon rigoureuse et libre la meilleure de vies possibles pour lui. Il quitte l’ego de l’histoire passive de l’humanité pour construire une autre histoire,une hétérotopie, qui n’est pas une utopie,dans laquelle il vit dans la souveraineté libre de son savoir et de ses pouvoirs.

La philosophie est une ascèse qui compose avec soi et le monde, l’autre et le langage du pouvoir, pour vivre au mieux dans un souci appliqué de vérité construite et non donnée. En ce sens, il est l’opposé des forces de division et de simulacres qui rendent la vie inutile et mortifère.

La philosophie rend alors et de façon singulière la vie plus enthousiasmante, passionnante, intense:en se confrontant à son énigme mystérieuse et en la pensant, il intensifie la vie, toujours, et l’amplifie afin de la rendre encore plus vivante et vraie. C’est à cette difficile mais belle tâche qu’il se rend semblable à un dieu libre et sage autant que poète et artisan de l’univers. Devenir cette liberté correspond exactement à exercer sur soi une puissance de transformation et d’action que le monde interdit dans son mode de fonctionnement inauthentique.

Aussi, résister et contrevenir à la facilité du refus de cette ascèse, c’est poursuivre la tâche infinie de l’expérience intérieure qui consiste, dans les jeux libres de la vérité et des savoirs, à vouloir donner un sens et une forme à cette vie philosophique affirmée qui arrache la pensée à l’inertie de l’actualité de la volonté d’ignorance et d’occultation de nos horizons de vie caractérisant le nihilisme contemporain.


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(2) - De Platon à Descartes, l’idée que la doxa ou le bon sens se prendrait pour la vérité sans douter de soi et de son monde thétique des vérités absolues, est un topos bien connu des philosophes; ce qui l’est un peu moins est la structure historique et dialectique de la rémanence de cette idéologie de la vérité insensible au dialogique et aux épreuves de l’épistémologie de la vérification de ce type d’énoncés.


(3- - La philosophie, comme le rappelle Hegel dans la Préface au Système de la Science qu’est la Préface à la Phénoménologie de l’Esprit de 1806, n’a de cesse de commencer un recommencement incessant qu’elle doit actualiser dans le processus de son élaboration elle-même. C’est pourquoi elle est historiquement vouée à réfléchir historiquement au lien qu’elle a avec le temps et avec le sens de son historicité non épuisable dans le moment où elle apparaît comme commencement. C’est une autre façon de dire que la chronologie n’est pas la question fondamentale de l’histoire pour la philosophie (sans qu’elle soit une interrogation superfétatoire) mais que le temps et la construction du sens dans la temporalité participe de la logique de l’événement philosophique comme tel. L’histoire peut être un mythe si elle oublie les conditions de sa constitution épistémologique et celles de sa productions comme discours situé dans une époque qui la constitue commet elle, dans un tissu de déterminations qu’il lui faut comprendre et expliquer afin de ne pas oublier les conditions qui en font sa vérité.


(4) - Les Cours dispensés au Collège de France par Michel Foucault forment une partie de l’œuvre écrite du philosophe français plus importante que celle écrite de son vivant ; laquelle est la plus légitime eu égard à la volonté de l’auteur, la pertinence de l’œuvre, et les enjeux de l’époque qui les publie ? On voit que la question du sens d’une œuvre complète relève autant de l’auteur que de ses ayant droit et éditeurs.


(5) - C’est une des thèses de Heidegger dans Etre et Temps (1927) que de développer l’oubli de l’être dans la volonté de volonté menant à un humanisme occultant le pro-jet nihiliste du recouvrement de l’être par la science ou la différence entre l’étant comme apparition de l’être et l’être comme lumière qui permet la coloration des objets du monde. On lira avec cette indication le texte de Heidegger : « Le mot de Nietzsche : ‘’ Dieu est mort ! ‘’» in Chemins qui ne mènent nulle part (1962, pp. 253-322).

(6) - Hegel introduit une dimension anthropologique remarquable dans sa philosophie encyclopédique qui a bien été analysée par Jean Hyppolite et par son étudiant, qui lui succédera au Collège de France, Michel Foucault,notamment dans La Question anthropologique (Foucault, 2022, pp. 83-89).


(7) - La parrhésia est une attitude consistant à dire le vrai au risque de sa réputation, de son statut social, voir de sa vie. Le dire vrai traduit une force et un courage de dire la vérité qui détermine une façon d’être à soi et de devenir un soi produisant une subjectivité résistant aux sollicitations réduisant les puissances du sujet. Il est clair que la lecture des sagesses antiques et médiévales de Foucault est marquée par la méthode généalogique de Nietzsche et son nominalisme érudit. On renverra à mon essai, augmenté d’une postface originale dans l’édition brésilienne : Foucault. Une vie philosophique (Mokaddem, 2021), dans lequel je développe ce point singulier.

(8) - C’est précisément ce nihilisme et le piège métaphysique que recèlent les idées de l’Eternel retour et de la Volonté de puissance formulées par Nietzsche dans ses derniers opus que développe et analyse la troisième partie du cours de 1954-1955 de Michel Foucault (2022) : La question anthropologique.



Les références


ARISTOTE. Éthique à Nicomaque In : ARISTOTE. Œuvres complètes, traductions sous la direction de P. Pellegrin. Paris : Flammarion, 2022.


HADOT, Pierre. Exercices spirituels et philosophie antique. Paris : Albin Michel,1981.


HADOT, Pierre. La Philosophie comme manière de vivre. Paris : Albin Michel, 2014.


HEIDEGGER, Martin. « Le mot de Nietzsche : ‘’ Dieu est mort ! ‘’ » In : Chemins qui ne mènent nulle part, trad. française Wolfgang Brokmeier, Paris : Gallimard, 1962, p. 253-322.


FOUCAULT, Michel. La question anthropologique. Cours 1954-1955. Paris : Seuil-Gallimard-Hautes Études, 2022.


FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité, 4 volumes, tome 1 : La Volonté de savoir, 1976 ; tome 2 : Le Souci de soi et tome 3 : L’Usage des plaisirs, 1984 ; tome 4 : Les Aveux de la chair. Paris : Gallimard, 2020.


KANT, E. (1776), D’un ton grand seigneur adopté naguère en philosophie. Trad. L. Guillermit. Paris : Vrin, 1997.


MOKADDEM, Salim. Foucault. Une vie philosophique, traduction brésilienne

d’Avelino Neto. São Paulo : éd. LiberArs, 2021.


PLATON. Phèdre ; Le Banquet. Trad. Luc Brisson.Œuvres complètes. Paris : Flammarion, 2020.










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