Interview de Nathalie Bouly - radio fm-plus
Les plus belles rencontres sont toujours inattendues. Elles peuvent parfois
changer le cours de votre vie.
NB - La belle rencontre d'aujourd'hui, je vous la propose avec un philosophe. Un philosophe qui n'hésite pas à intervenir dans de nombreux champs philosophiques et épistémologiques. Bonjour Salim Mokaddem.
Je suis ravie de vous retrouver aujourd'hui et je voudrais d'abord vous entendre sur ce que c'est pour vous, pour Salim Mokaddem, une belle rencontre ?
SM - Une belle rencontre, c'est d'abord un croisement d'événements circonstanciés, un carrefour de hasard, dirait-on, mais quand on est philosophe, on pense que le hasard, c'est un entrecroisement de séries causales, comme le disait un fameux sous-préfet mathématicien philosophe, Cournot, C'est d'abord ce qui nous éveille à nous-mêmes, ce qui fait apparaître une altérité en nous-mêmes, mais incarnée dans un autre. Pour le dire très rapidement et synthétiquement, une belle rencontre, c'est la rencontre qu'on fait de l'autre en soi et de l'autre à l'extérieur de soi dans ce monde. Donc c'est pratiquement une incarnation qui prend la forme de, dirait-on de manière populaire, un miracle ; avant on disait une théophanie, Mais une telle rencontre ouvre le quotidien à quelque chose d'autre. Donc toute rencontre, toute véritable rencontre, est poétique.
NB - Vous avez la chance d'en faire beaucoup des rencontres ?
SM - Dans mes lectures plus que dans la réalité. Mais si je suis authentiquement méditatif et sérieux, je dirais que la vie est une rencontre permanente. Perpétuelle, continue, exigeante et authentique. Dans la mesure où un regard perspicace et lucide, et je rappelle ce vers de René Char, la lucidité est la blessure qui se rapproche le plus du soleil. Lorsqu'on est lucide, on est ouvert à l'apparition des choses et à leur côté extraordinaire, qu'on a tendance à gommer par l'habitude, peut-être aussi par enfermement égocentrique dans les soucis de la vie de tous les jours. Mais si l'on se déprend de soi-même, si l'on se départit de soi, si l'on fait un pas de côté, si l'on pense contre soi-même, on peut voir le caractère extra-ordinaire, non conforme, des événements qui composent le tissu de la réalité la plus prosaïque.
NB - Dans l'intitulé de l'émission, il y a ça, qu'une rencontre peut changer le cours d'une vie. C'est intéressant ce que vous avez dit parce que ça peut être aussi une rencontre, bien sûr, dans la littérature. Est-ce qu'il y a une rencontre qui, je ne sais pas, à 12 ans, 15 ans, 16 ans, évidemment on ne peut pas ne pas faire référence à Camus qui parle tellement de son prof, de son instituteur, puisqu'il en fait même hommage pendant le discours au Nobel, qui a changé le cours de sa vie. Il y a comme ça une rencontre qui a changé le cours de votre vie ?
SM - Il y en a beaucoup, mais disons que je vais essayer de rentrer...
NB - Mais s'il n'y en avait qu'une, c'est difficile ce que je vous demande quand même
SM - Oui, s'il n'y en avait qu'une, ce serait... Puisque vous parlez de Camus, je serais obligé d'être fidèle à Camus quand il disait qu’il préférerait toujours sa mère à la justice. Je vous dirais le sourire de ma mère, sa tendresse et son intelligence infime qui m'a apporté énormément. Et puis, certainement, des grands textes, je veux dire la découverte de Rimbaud et de Platon. Et puis aussi la rencontre avec Michel Foucault dans ses deux dernières années de cours au Collège de France m'ont apporté une vision sur le monde à un regard instruit, bienveillant et qui me donnait le symbole de ce que pouvait être une vie réussie, possible, dans les conditions de l'existence qui sont les nôtres.
NB - C'est intéressant et tout de suite on part fort là je trouve. C'est bien. On va d'abord parler un petit peu de vous. Vous êtes professeur agrégé de philosophie, vous enseignez à l'université l'art dialectique, l’art de bien savoir pour vivre bien. Ça me semble essentiel mais est-ce que vous pouvez, et c'est ma première question, en quoi l'art dialectique de bien savoir est un art pour vivre bien ? Oui, les mots suffisent à eux-mêmes, mais si vous pouvez nous en dire plus.
SM - En dire un peu plus sur ça, justement. Il y a une formulation ironique à plusieurs étages interprétatifs. Ça veut dire tout simplement qu'un professeur, ce n'est pas simplement quelqu'un qui transmet des connaissances, car ChatGPT peut le faire aussi, les intelligences artificielles peuvent le faire, les logiciels peuvent le faire, les didacticiels aussi ; un professeur, c'est quelqu'un qui transmet aussi des savoirs, c'est-à-dire qu’ils les incarnent en première personne. Vous parliez de rencontre tout à l'heure, la rencontre qu'une existence a avec des savoirs sous la forme d'une interrogation et de problématisation qui lui sont spécifiques. Autrement dit, en étant extrêmement modeste, je dirais que l'art dialectique de bien savoir pour bien vivre, c'est le fait de s'interroger sur la signification de ce qu'on sait pour savoir comment, dans la réalité, on peut faire en sorte que ces savoirs nous aident à mieux vivre et à nous orienter.
Donc, un professeur n'est pas simplement un enseignant, il n'est pas simplement quelqu'un qui déroule des connaissances, mais c'est quelqu'un qui les met en situation, pour reprendre ces expressions à Jean-Paul Sartre..
NB - C'est un grand bonheur d'être enseignant ?
SM – Alors, oui, pour moi c'est un grand bonheur, c'est un très grand bonheur, c'est un des plus grands bonheurs qui existe au monde ! Je dirais même que, indépendamment de la structure scolaire et scolastique de l'académie telle qu'elle est aujourd'hui institutionnalisée, c'est un rapport anthropologique que l'être humain entretient avec d'autres êtres humains pour à la fois rencontrer l'histoire dans la transmission, rencontrer l'autre dans la subjectivité spécifique que forment les étudiantes et les étudiants, et en même temps, c’est le moment de faire l'exercice extrêmement rigoureux, c'est le côté scientifique de ma discipline en tout cas, de présenter des œuvres difficiles pour qu'un public se les approprie et les transmette un peu plus loin dans l’espace et le temps, pour d’autres. Mais, puisque vous me posez cette question, je dirais que ce qui est le plus difficile aujourd'hui, et l'actualité me donne raison, c'est d'avoir à lutter contre des institutions et des personnes dans l'institution qui vous empêchent de travailler.
NB - C'est pour ça que c'était important, quand je me suis attardé ou arrêté même à ça, de bien savoir pour vivre bien, parce que je trouve qu'aujourd'hui le monde, c'est une autre question que je vous poserai un peu plus tard, mais justement à oublier les choses, ne les sait pas et du coup vit mal parce que j'ai eu il n'y a pas longtemps un débat avec Michel Miaille sur la laïcité et Michel nous expliquait vraiment comment il y avait des faits, que ce n'était pas la peine d'en rajouter, d'en inventer et que ramenons-nous aux faits et on vivra bien, on sera serein.
SM - Le grand problème que vous soulevez, c'est que justement, on va le poser philosophiquement, pourquoi face à la vérité, y a-t-il des dénis de vérité ? Pourquoi face à la justice, y a-t-il des dénis de justice ? Autrement dit, pourquoi est-ce que, pour reprendre la formulation de Rousseau, pourquoi est-ce que je vois le bien, je connais le bien, je sais le bien, mais je fais le mal ? Que, pourtant, je ne veux pas ! C'est toute la question du rapport à soi, la question de l'Inconscient aussi, des déterminations insues, qui nous aliénent. Mais disons, d'une certaine manière, que les résistances, ce qu'on a appelé auparavant le mal, ou ce qu'on a appelé après le négatif, ou les obstructions, ou l'aliénation, ça prend des noms différents dans l’histoire des idées et des actes. Aujourd'hui, ça prendrait le nom du déni. On est dans le déni.
Et même, j'utiliserais un terme fort, que la psychanalyse freudienne et freudo-lacanienne a repris, la forclusion. C'est-à-dire le fait de s'interdire même la possibilité de réfléchir sur ce problème que je viens de soulever, c'est-à-dire la question de la contradiction entre ce qu'on veut, ce qu'on sait et ce qu'on fait. Je dirais aujourd'hui même que ça se manifeste de manière extrêmement patente sous la forme suivante. Il suffit de déclarer une chose pour croire qu'on l'a faite. Par exemple de dire, nous luttons contre le harcèlement pour croire que c'est déjà fait. Et donc les faits dont vous parlez, il faut faire attention parce que les faits, ça peut être interprété dans deux sens.
On a les faits qu'on établit, ce qu'on appelle une expérience en science, et puis les faits comme étant la facticité, c'est-à-dire le pur immédiat, le pur donné. On constate comme ça le sens commun de tous les jours. Or j'ai l'impression aujourd'hui que les experts, les spécialistes décrivent des faits de facticité plus que des faits d'expérience. Et donc il leur suffit simplement de décrire la réalité pour croire qu'ils l'ont analysée.
NB - C'est pour ça que là je voulais vous faire un peu parler des voyages mais en définitive me vient tout de suite l'idée de continuer sur l'enfance puisque bon, vous dites que vos seuls interlocuteurs sérieux sont les enfants et justement c'est important parce que c'est eux que vous formez à la réflexion, c'est peut-être aussi, on s'éloigne pas tant du bonheur d'être enseignant et d'enseigner puisque bon, les enfants Vous avez écrit un livre qui s'appelle "Socrate est amoureux", qui est aussi pour les enfants, pour les adolescents, même grands adolescents, parce que je pense qu'en tant qu'adulte on peut tout à fait lire ce livre. C'est ça aussi, c'est de rester dans l'enseignement, de fournir aux enfants, à la jeunesse, les armes pour se construire et penser individuellement. C'est important pour vous ?
SM - Tout à fait. Je viens de faire paraître un ouvrage avec une illustratrice et un de mes amis, "Foucault illustré", qui amorce une nouvelle série aux éditions Champ Social, justement parce que ce rapport à l'enfance me semble intéressant d’un point de vue philosophique. Il me semble intéressant pour plusieurs choses. Premièrement, parce que l'enfance, ce n'est pas l'enfant. C'est-à-dire que nous gardons toujours l'enfance en nous, comme nous dit la chanson de Barbara. L'enfance est toujours en nous, elle travaille en nous, dans la joie ou la tristesse, dans le chagrin ou les pitiés, pour faire allusion à un film d’Ophüls, dans la culpabilité ou dans la réjouissance. On peut dire que toute grande œuvre d'art fait référence à l'enfance. Vous prenez "La Recherche du Temps perdu", ça commence par « Longtemps je me suis couché de bonne heure », vous prenez Cohen, "Belle du Seigneur", vous prenez Romain Gary, c'est un topos dans les discours littéraires.
NB - Alors Proust, je ne sais pas, mais Gary et Cohen, les rapports avec la mère, ils sont costauds.
SM - Bien sûr ! Quand je dis chagrin ou bonheur, ça peut être positif et négatif. Il y a aussi des mères indignes. Je pense à un philosophe comme Schopenhauer qui a eu une mère extrêmement difficile. Et donc pour revenir à l'enfance, bien sûr que l’enfance est importante. L'enfance est le lieu de la constitution énigmatique du monde. Parce que dans l'enfance, il n'y a pas de préjugés. Il n'y a pas de dogme. Il y a ce qu'on appelle en philosophie un transcendantal. Peut-être même que le seul transcendantal qui existe en philosophie, c'est peut-être un de mes apports, c'est l'enfance comme catégorie anthropologique. J'écris beaucoup sur cela. Dans la revue "Sens Dessous", j'ai écrit un article sur la question de savoir s’il faut philosopher avec les enfants, etc. Ça peut apparaître comme un paradoxe parce que je l'ai beaucoup fait.
Donc l'enfance, c'est ce moment où l'on constitue un champ de possibilités, un champ des possibles, et dans lequel vont s'inscrire éthiquement les existences de chacun de nous. Et cette enfance, elle peut être bouleversée, travaillée, comme dans les romans de Charles Juliet (Lambeaux), elle peut être heureuse, elle peut être malheureuse. L'enfant ne peut pas savoir a priori, puisqu'il n'a pas de critères de détermination, même s'il le dit toujours sous la forme de la demande, parce que l'amour justement est pour lui fondamental, et c'est un savoir du désir qui demande à être approfondi. L'enfance c'est ce moment anthropologique où l'humanité s'ouvre à son altérité fondamentale. Donc c'est la chance de tous les possibles pour nous. C'est pour ça que l'éducation me semble fondamentale, autant que l'instruction, et qu'on peut mesurer le degré de civilisation d'une société et le degré de culture d'un État à l'attention qu'ils donnent au processus éducatif.
NB - Et pour vous Salim Mokaddem, on a parlé de la plus belle rencontre, c'est celle du sourire de votre mère, on a parlé de l'importance de l'enfance, on a parlé aussi que l'enfance construisait peut-être l'enseignant que vous êtes devenu après. Vous en avez encore un souvenir très fort, très prégnant de votre enfance ?
SM - Elle est tout le temps là. Elle l’est en permanence.
NB - C'est beau, c'est bien, c'est vrai, c'est bien. On va partir de l'enfance, mais pas tellement parce que voilà, en allant chercher des informations sur vous, on voit que vous avez beaucoup voyagé en Afrique, en Asie. Et là, je voulais vous ramener à une phrase de Luc Ferry. Qui disait que les voyages devraient être pratiquement obligatoires chez les jeunes. C'est-à-dire que, on dit les voyages forment la jeunesse, mais ce n'était pas ça qu'il disait, c'était qu’ils ouvrent la jeunesse, ouvrent l'esprit, favorisent les rencontres. On ne reviendra jamais sur les bienfaits du parcours universitaire à l'étranger, comme ça s'appelle, sur Erasmus, etc. Toutes ces expériences-là, enfin tous les élèves, les jeunes qui en reviennent formidables. On a même fait des films formidables comme celui de Cédric Klapisch. Vous êtes aussi convaincu de ça que le voyage est une ouverture ?
SM... Bien sûr, bien sûr. Bon, on est à la radio, on a des auditrices et des auditeurs. Si j'étais...
Si j'étais ministre de l'éducation nationale... Je rendrais obligatoire l'enseignement à l'étranger aussi bien pour les enseignantes et les enseignants que pour les élèves, collégiens, collégiennes, lycéens, lycéennes, étudiantes, étudiantes. A moyen constant, nous pouvons le faire dans l'Union Européenne, par des échanges de services. Donc ça ne coûterait aucun argent, ça ne serait pas budgétisé, il n'y aurait pas accroissement des impôts, etc. Pour quelles raisons ? La première des raisons, je l'ai dit déjà, et, le voyageur est philosophe en ce sens, c'est que le dépaysement, que ce soit forcé par l'exil ou voulu, produit toujours une décentration et une remise en question de ce qu'on croit être vrai.
Comme disait Pascal, vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, voulant dire par là qu'on est prisonnier des préjugés de son enfance, de sa culture, de sa langue, et qu'il est bon d'aller confronter l'universel que l'on porte avec l'universel de l'autre, et de faire de l’universel abstrait, qui veut dire séparé, un universel concret, c'est-à-dire réuni à un autre universel pour non pas l'opposer, le distinguer, ou faire une lutte concurrentielle entre les universels, mais dans un dialogue amoureux, produire une concrétion, un universel concret, qui est fait de toutes les richesses et de toutes les diversités culturelles, linguistiques, artistiques qui existent sur terre et notamment au niveau des langues. La langue est très importante puisque la langue nous permet d'avoir accès à soi, au monde et à l'autre au sens large. Et puis, deuxièmement, pour les enseignants, ça donnerait à leur métier une dimension d'enchantement dont ils ont souvent besoin.
Besoin de faire mieux ou différent en allant voir ailleurs, car, du fait de la répétition des tâches, on peut s’enfermer dans un type de logique, de parti pris. Et aussi, parce que c'est un métier, avec sa routine, ses servitudes, ses répétitions, bien sûr, mais c'est aussi, comme tous les métiers, quelque chose qui demande une certaine forme de reprise, une certaine forme de travail innovant, de créativité.
NB - D'année en année, c'est un recommencement.
SM - Absolument.
Et donc ça permettrait d'avoir des publics différents, d'homogénéiser, et de rencontrer aussi des langues, des collègues, et d'échanger sur les pratiques pédagogiques et de les rendre, si vous voulez, beaucoup plus adaptées aux réalités du monde d'aujourd'hui qui va très vite puisqu'on a une société civile qui est branchée en permanence sur les réseaux sociaux et sur la globalisation, puisqu'on a des technologies qui nous permettent aujourd'hui de travailler en présentiel ou en distanciel et puisque nous avons fondamentalement un défi qui est celui posé par l'intelligence artificielle et la numérisation par les algorithmes, à savoir préserver l'humain ou inventer un humain qui ne soit pas simplement qu'un montage robotique de tâches plus ou moins complexes pour des rendements et qui fait qu'il risque de devenir un moyen terme, un instrument au service de la machine et donc un sujet aliéné à une logique du profit ou à toute autre logique de diminution de son humanité.
Donc, vous comprenez bien que pour moi il y a beaucoup d'intérêt au voyage et puis, d'une certaine manière, le voyage, c'est la transformation permanente. La vie est un voyage. Comme vous me disiez tout à l'heure, l'enfance, si elle est en moi, oui, elle m'habite toujours parce que c'est par cette espèce d'énigme qu'on voit dans les films de Fellini, qu'on voit dans toutes les grandes œuvres d'art, chez Bonnard, chez Matisse, le regard de l'enfant est un regard qui est un regard de désir et un regard de demande, un regard d'ouverture, donc qui appelle d'une certaine manière à être un accomplissement. Et dans le voyage, il y a cette tension dynamique de la vie qui nous rend attentifs, lucides et ouverts aux singularités du réel. Parce qu'il y a un dépaysement, parce qu'on change son territoire confortable, son moi, son égo. Pour s'ouvrir et ainsi inventer de nouvelles possibilités qui sont dans son corps, dans ses perceptions, dans son intelligence, dans sa langue. Et ceci ne peut se faire que par le contact de l'autre, de l’altérité.
NB - Bien sûr, et c'est amusant parce que vous avez croisé en arrivant Arlette Domo que j'ai interviewée sur l'Algérie. Et elle m'a dit quelque chose d'incroyable, elle m'a dit si j'étais restée, parce qu'elle est arrivée en France en 1954, donc elle a vécu les événements de France, et elle dit si j'étais restée là-bas, je serais rentrée à l'OAS. Or maintenant si vous entendez, enfin j'espère que, parce que vous lui avez dit j'écouterais l'émission, au contraire maintenant elle sent 100% algérienne et elle a compris le fait d'être loin, de ne pas être dedans, elle lui a donné une distance, et un regard différent.
SM - Être amoureux de son pays, et là, il faudrait analyser le pronom possessif, etc., être amoureux de son pays, ce n'est pas avoir une identité imaginaire sur son pays. C'est avoir une rencontre concrète avec lui. Et il faut habiter le pays particulier qu’est la langue maternelle, en l’occurrence la langue française parlée par une autre langue en elle. Parler, et entendre, comme si on était étrangers dans la langue française. C'est ce que dit Deleuze d'ailleurs. Il dit que les grands écrivains écrivent toujours dans une langue qu'ils nous font parler, notre langue maternelle, comme si c'était une langue étrangère. Et il est évident qu'il y a des mouvements qui sont assez proches de l'OAS aujourd'hui en France et qui se disent patriotiques. Mais il n'y a pas plus grand ennemi de la France, comme le disait Jean Ferrat, que ceux qui oublient que la France c'est Robespierre, c'est les congés payés, c'est la République.
NB - C'est les grandes libertés sociales. Vous nous amenez directement là où on veut aller. Quand je vous ai demandé des titres musicaux, je n'ai pas été très claire et il y avait un titre musical à choisir. Mais alors en effet, vous m'avez envoyé une liste. Une liste qui est parlante, enfin en tout cas à moi. On est quasiment de la même année, je suis de 59, vous êtes de 60. Donc j'ai choisi "Il voyage en solitaire", puisque nous parlons voyage et nous allons voyager en solitaire. Et puis après, je vous demanderai de nous dire pourquoi ces titres vous parlent particulièrement. On écoute Gérard Manset.
NB - Voilà, on parlait du choix que vous avez fait, donc Manset, on comprend. Ce texte de Lavilliers est très beau.
SM - J'ai connu Lavilliers, pour tout vous dire, dans une salle de musculation. Je ne fréquente pas habituellement les salles de musculation. Mais, il devait jouer à Auxerre, une ville de Bourgogne, où je suis né. Et avant le concert, il allait dans cette salle de musculation qui était à côté du Lycée où j'étais et nous avions alors discuté.
NB - Il était déjà un peu connu ?
SM - Il était déjà un peu connu. Il passait dans les Maisons des Jeunes et de la Culture.
NB - Elles n'existent plus les Maisons des Jeunes et de la Culture.
SM - Elles étaient fondée par Malraux pour répondre au Conseil National de la Résistance qui avait décidé que les artistes seraient subventionnés à raison de quoi ils devaient un certain nombre d'heures pour les Maisons des Jeunes et de la Culture. Toutes les petites françaises et les petits français ont pu avoir accès à Barbara, Lavilliers, des grands artistes, pour des sommes modiques. C'était moins d'un euro. C'était trois francs à l'époque, moins d'un euro. Donc il y avait une politique culturelle dont on est bien loin aujourd'hui.
NB - Oui, je peux en témoigner puisque ma mère était chanteuse et elle a travaillé pendant des années comme ça dans les MJC, notamment à Grenoble. Et Lavilliers, moi aussi je l'ai connu pendant le festival d'Avignon, au premier étage d'un café et on était à peu près 5 dans la salle. Et pendant l'été, il a sorti Les Barbares, je crois, le disque noir. Parce qu'avant il y avait eu La Grande Marée et quand il a sorti ça, ça a explosé, c'est devenu une vedette incroyable. Mais je trouve que oui, ses derniers propos, ses dernières chansons, il y a vraiment une belle humanité chez Lavilliers.
Et John Coltrane, vous êtes amateur de jazz, Salim ?
SM - Grand amateur de jazz ! Plus que ça, je vais même vous dire ce que c'est pour moi le jazz. C'est la musique classique contemporaine. Pour plusieurs raisons. D'ailleurs, je rêve de faire un cours sur le jazz. D'abord la première raison c'est que c'est un art tout à fait étonnant qui était fait avec des instruments de musique qui viennent de la Guerre de Sécession. Et le jazz a inventé un instrument qui n'existait pas auparavant, la batterie. La batterie, elle est en effet faite de cymbales militaires, du tambour militaire, mais qui, rapprochés, mis bout à bout, a donné la batterie. Avec un instrument qui, de rythmique, est passé à mélodique, avec le solo de jazz.
Le troisième point, c'est qu'il y a une inventivité mélodique et harmonique extraordinaire dans le jazz, qu'on pense à l'art modal de Miles Davis ou bien aux avancées harmoniques du Be-Bop, etc., et il se greffe sur toutes les musiques, Un joueur de flamenco peut jouer avec un musicien de jazz. Un joueur de tabla indien peut jouer avec un musicien de jazz. Un musicien classique ne peut pas parce que la musique est prise dans des grilles « conservatoires ».
On aurait peut-être le temps d'en parler dans une autre émission, mais la grille musicale qui empêche le musicien classique vient du fait que la musique au 19e siècle a été mise dans des conservatoires qui ont codifié de façon particulière la musique. Parce que quand on prend la correspondance de Beethoven, il improvisait beaucoup. Et Liszt aussi. C’est donc lié à une politique musicale plus qu’au type de répertoires.
Et dans le jazz, en même temps, il y a la reprise de standards qui sont des petites chansons au départ, des petites chansons équivalentes à des standards, à des comptines, ou à des mélodies simples comme Au clair de la lune, des chansons connues de tout le monde, mais qui sont modulés par les musiciens. C'est vrai que je vous explique ça en détail, mais on a une mélodie par exemple qui est reprise, ce qu'on appelle le thème, mais qui par après enchaîne sur des variations ; il y a un pont, mais on peut alors décaler la forme et le cursus de la mélodie. Si on décale une note de la mélodie, par exemple si on met un dièse ou un mineur, les autres musiciens vont suivre et s’adapter à ce « décalage ». Et on a, si vous voulez, une sorte d'amitié musicale, ce qu'on appelle l'improvisation, voilà ma définition de l'improvisation : l'amitié musicale, qui ne s'improvise pas et qui nécessite une grande technique, une virtuosité, où il n'y a pas le droit à l'erreur. Vous ne pouvez pas rater une note en public. Et puis, il y a derrière un hymne fabuleux à la vie, à l'amour, à l'émancipation, qui est représenté par la musique de Sunny Rollins et, surtout, John Coltrane, qui dans ses derniers disques, par exemple celui intitulé Love Supreme, fait un appel spirituel à à la liberté, au chant, dans une puissance de jeu magnifique, des couleurs harmoniques expressives extraordinaires.
NB - Et puis, il y a une chanson dont les premières notes... Me donnent du frisson. Voilà, tout le monde a reconnu "Ma France" de Jean Ferrat. La voix de Ferrat, le bonheur de chanter de Ferrat, "Ma France", c'est aussi un texte, une musique...
SM - Elle me touche beaucoup pour plusieurs raisons. D'abord parce que la France, ce n'est pas la France des partis politiques, c'est la France des poètes. Ne l'oublions jamais. Celle des écrivains, Victor Hugo, Mallarmé, etc., on a parlé de Proust. C'est la France qui, en 1789, fait citoyen d'honneur ceux qui sont pour la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen. C'est donc aussi bien Heinrich Heine, c'est la France de Georges Sand, c'est cette France-là, ce n'est pas une France exclusive qui produit l'exclusion ou une France appropriative ou une France imaginaire. Ce n'est certainement pas la France de certains qui pensent qu'on ne peut pas s'appeler Fatima et être française, mais qui portent des "prénoms d'arbres" dont on ignore l'origine. Ou des prénoms à consonance vikings dont on ne sait absolument rien.
NB - D'ailleurs, le dernier morceau que vous avez choisi est "L’Affiche rouge" de Feu! Shatterton, Alors là les prénoms ne sont pas français, pourtant Dieu sait qu'ils sont morts pour la France.
SM - Ils se sont battus pour la France, ils se sont battus pour une certaine idée de la France, ils se sont battus pour une France qu'il faut promouvoir, celle qui a produit l'universalité inclusive, les droits de l'homme, un certain système social, celle de la République et celle qui est actuellement mise à mal par ceux qui pensent qu'il y a des élites qui savent mieux que les autres ce qu'il faut pour le peuple, celle qui fait la séparation entre justement savoir et peuple, celle qui confond le populaire avec le peuple, et qui confond le peuple avec le people. Cette France-là, cette France du spectacle, cette France versaillaise, au plus mauvais sens du terme, n’est pas la France des Lumières et de la République sociale.
La France de la résistance, ce n'est pas celle de la collaboration. La France qui porte les droits de l'homme, ce n'est pas celle de Vichy et celle qui apporte ses lumières et sa langue dans le monde pour pouvoir émanciper et rentrer dans cette universalité concrète dont je parlais tantôt, ce n'est pas celle qu'on nous véhicule dans les médias et qui, de manière méprisante, fait outrage au désir de bonheur des populations.
NB - Salim, évidemment, il y a une foule de sujets qu'on aimerait aborder. Je voulais parler de l'art, je voulais parler aussi du fait que vous êtes engagé dans de nombreuses associations, l'importance d'être un homme engagé. Mais j'aimerais qu'on parle un petit peu justement sur les sujets qui peuvent en ce moment vous faire réagir. Je pense par exemple au retour de Trump. Ou de l'affaire Depardieu, le traitement de l'affaire Delon. Ce qui vient de se passer avec la ministre de l'éducation. Stanislas, ce n'est pas n'importe quelle école privée. Qu'est- ce que vous pensez ? Quel regard de philosophe ?
SM - Je pense que l'entre-soi est incestueur. Autant qu'incestueux. Et que l'ENA a vécu. Et la promotion Senghor, elle est pour moi représentative d'une France qui n'existe plus, mais qui tarde à partir. Et ça n'a rien à voir avec l'âge, parce que vous voyez bien qu'on nous présente des jeunes gouvernants comme ministre, mais que l'âge n'y fait rien à l'affaire, comme dit la chanson. Il y a un mépris. Je ne veux même pas penser qu'ils pensent mal. Je pense qu'il y a une méconnaissance, une ignorance, un manque d'instruction et d'élégance, qui frise le délire. Et je pèse mes mots. Quand Madame la Ministre évoque l'absentéisme des professeurs dans le public pour se justifier d'avoir scolarisé ses enfants dans l'établissement privé Stanislas... Il faut quand même remettre les choses dans leur contexte. Son enfant était en maternelle. Et à l'époque l'école maternelle n'était pas obligatoire. C'est Jean-Michel Blanquer qui a rendu l'école obligatoire à partir de l'âge de 3 ans. Son enfant a été élève 7 mois en grande section de maternelle ! Et je suis professeur et formateur dans une faculté d'éducation. Donc je sais ce que c'est qu'une école maternelle. Et dire, je l'ai mis dans un autre établissement parce qu’il y avait de l’absentéisme, ce n’est pas correct vis-à-vis des personnels de l’Ecole maternelle en question... Parce qu'on ne va pas se raconter d'histoire, elle l'a mis dans un autre établissement parce que cet établissement est un établissement de réseau, de lobbying. Donc c'était pour rentrer dans une certaine classe sociale.
Qu'elle mette son enfant dans le privé, ça la regarde. D'autant plus que cet établissement est sous contrat avec l'État. Donc il n'y a là-dessus aucune ambiguïté. On peut dire comme Victor Hugo, l'argent du public au public et l'argent du privé au privé, on peut très bien revenir là-dessus sur des fondements politiques et philosophiques. Mais puisqu'il y a un accord de Stanislas avec l'État, pourquoi pas ? Mais pourquoi rajouter cette pointe presque inconsciente. Les professeurs étaient absents...
NB - Elle est déconnectée de la réalité
SM - Alors moi je pense que c'est plus grave que ça. Oui, c'est plus grave que ça. Il y a non seulement une déconnexion, mais il y a surtout l'idée qu'il ne faut tout de même pas se mélanger. Il y a des parcours obligés. Je connais beaucoup d'énarques. Et je connais beaucoup d'énarques de la promotion Senghor. J'ai eu des fonctions dans ma vie qui m'ont fait côtoyer les grands de ce monde. Avec lesquels je suis en rapport...
NB - On reviendra avec le Président du Niger
SM - Je voudrai vous dire plusieurs choses. Premièrement, méconnaissance du système scolaire. Deuxièmement, manque de solidarité dans l'école où elle a mis son enfant en maternelle. Quand on sait que dans la maternelle, les parents rentrent dans la salle de classe pour justement faire la continuité affective et symbolique avec l'enseignant, afin que la sécurisation affective produise chez l'enfant une inclusion familiale, d'où les objets transitionnels, pour parler comme Winnicott, on introduit les doudous, etc. C'est montrer véritablement une méconnaissance de ce que c'est que l'enfant. Et puis une violence de propos. Quand on est ministre, la fonction vous porte. J'imagine que demain, Le Président de la République me dit, M. Salim Mokaddem, j'ai entendu votre émission à la radio, je vous veux à côté de moi. J'imagine que la fonction transforme un individu.
Là, la fonction n'a fait que renforcer un individu dans ce qu'il est, c'est-à-dire des appartenances élitistes, conservatistes, avec cette idée qu'on peut encore plus progresser, que l'enfant aura la même carrière. C'est pour ça que j'ai dit incestueux et incestueur.
NB - Je le comprends parce que j'ai une fille qui a fait le parcours Sciences Po. Et qui a donc été à rue Saint-Guillaume à Paris et je peux vous promettre que les 20% d'élèves imposés par Richard Decoing à Sciences Po ne sont jamais absorbés, ne sont jamais accueillis par l'élite qui a passé le cursus normal. Ce sont des sous-élèves.
SM - Il faut se battre deux fois plus pour être accepté.
NB - On a même dit à ma fille, tu as pris la place de ma sœur.
SM - C'est un milieu que je connais bien, j’ai fait toutes mes études à Paris. Ce n'est pas que le fait de dire aux lycéens : vous allez rentrer dans un lycée de l'excellence. C'est aussi pour eux, afin d’être à la page et de suivre, aller au même théâtre, au même cinéma et au même opéra que vos professeurs, c'est la distinction sociale affichée par les vêtements, etc. Il y a tout un ensemble qui a bien été analysé par les sociologues de la reproduction, que ce soit Bourdieu, Dubet, Passeron, même Pinçon-Charlot. C'est-à-dire qu'il y a un environnement socio-culturel. Et c'est pour ça qu'elle a mis son enfant dans cet environnement-là. Parce qu'elle sait intuitivement qu'on n'apprend pas uniquement dans la salle de classe. Mais on apprend aussi dans la situation de classe.
Et quand on parle de l'Ecole Normale Supérieure, ou quand on parle des classes préparatoires aux grandes écoles, ce ne sont pas les enseignants, ce n'est pas l'institution qui fait les bons élèves. C'est qu'ils viennent de toute la France. Et là, cet entre-soi, cet incestueux dont je parle, c'est un incestueux ontologique et socioprofessionnel, produit cela, il produit des massacres de génération. Parce que, disons-le, puisque nous parlons sous le regard de Jean Ferrat et d'Aragon et d'une certaine France, de la France constitutionnelle, de la France démocratique, républicaine et sociale : l’Ecole a un enjeu tellement important, elle a tellement bien marché, elle marche tellement bien qu'il faut la casser. Et qu'il faut la privatiser. C'est ça l'enjeu. Aussi bien la santé, aussi bien la justice, sont soumis à un régime de casse pour éviter leur fonctionnement républicain, etc. Il ne s'agit pas d'être opposant ou opposé. Ce n'est pas du tout ce que je suis.
Je ne suis pas du tout un gauchiste. Je ne suis pas du tout quelqu'un qui critique de l'extérieur. C'est parce que c'est un système qui marche bien, qu'il faudrait améliorer, qu'on met des gens qui ne le connaissent pas pour le diriger. Ça s'appelle du sabotage.
NB - C'est sur ces mots qu'on va se quitter. Je voulais qu'on parle de l'art. Je voulais qu'on parle du rôle des intellectuels. Bah voilà, il va falloir qu'on se revoie...
SM – Oui. Je voudrais simplement dire aux auditrices et aux auditeurs qu'aujourd'hui, le fait de penser, le fait de savoir, d'apprendre, etc., puisque c'est normalement ce qu'on doit faire à l'Ecole, d'exercer son jugement, c'est aussi ce qui nous permettra peut-être d'échapper à une certaine confiscation de nos libertés.
NB - Merci beaucoup Salim Mokaddem et à bientôt sur les ondes de Radio FM Plus. Merci à Yann qui était avec nous en technique et puis on a plein de sujets à ré-aborder avec vous. Merci.
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